PATRIMOINE NUMÉRIQUE ET RECHERCHE EN DESIGNE GRAPHIQUE ENTRE PARCOURS ET ENGAGEMENTS

PATRIMOINE NUMÉRIQUE ET RECHERCHE EN DESIGNE GRAPHIQUE ENTRE PARCOURS ET ENGAGEMENTS

Anne-Lyse Renon par Florence Jamet-Pinkiewicz

Anne-Lyse Renon est maîtresse de conférence en Design graphique, responsable du Master Design et Sciences Sociales de l’Université Rennes II. Membre associée du Centre Alexandre Koyré, (UMR 8560, EHESS-CNRS-MNHN), elle est chercheuse invitée à l’Atelier National
de Recherche Typographique (ANRT-Nancy), et au Département cartes et plans de la BnF.
Ses recherches croisent l’esthétique, l’anthropologie et l’épistémologie.
Depuis 2020, elle assure la vice-présidence de jury de DSAA DCN. 

FJ : Je souhaitais t’interroger sur les croisements entre design, numérique et sciences sociales, à partir de son parcours et de ton expérience de la recherche.

A- L R  Le design contemporain croise des champs
très hétérogènes : les sciences humaines, les sciences sociales,
les sciences expérimentales, les sciences de l’ingénieur…
J’ai cherché, dans des méthodes et des postures déjà existantes, mais également dans des croisements adaptés à l’originalité de certains contextes, de trouver ma manière de répondre aux problématiques que j’ai croisées à travers mon parcours.
J’ai toujours essayé de considérer la diversité des méthodologies, des cadres conceptuels et des processus de raisonnement pour aborder la spécificité de certains projets de recherche au sein desquels une problématique de design était en question.
Assez tôt, l’anthropologie, l’ethnographie me sont apparues des territoires intéressants pour aborder des questions de design.
La linguistique également. Mais c’est un parcours très personnel.
Mon parcours est interdisciplinaire, le dénominateur commun à toutes mes formations et mes projets de recherche est une question de design à chaque fois différente. Je n’aime pas trop me considérer comme une « spécialiste » . Mais nous sommes, toustes, un peu confronté. es à cela. Comment l’on s’ « étiquette » ? Les étudiants, eux-mêmes, se posent cette question, et sont souvent confrontés à cette demande. Quelle spécialité ont-ils quand ils finissent leur diplôme ? Quelle spécialité veulent-ils avoir ? Est-ce qu’ils en ont une ou plusieurs ? Ces spécialités sont fluctuantes, modulaires. Elles évoluent en fonction des projets et nous aussi, par la même occasion.
Notre biographie est pas forcément le reflet de l’expertise de recherche ou de l’expérience pédagogique. Ainsi une sorte de métissage entre design graphique, anthropologie, linguistique, épistémologie, c’est une manière de décrire mon parcours de formation, car il est cumulatif, et en même temps ce sont les territoires disciplinaires, à l’intérieur desquels je me suis retrouvée pour aborder certaines problématiques de projets. Donc, je ne me considère pas comme anthropologue, ni comme historienne des sciences. Je suis pas designer graphique. Je fais de la recherche. 

À la rigueur, l’épistémologie serait la discipline dont je me sentirais la plus proche. On aurait plutôt tendance à parler, soit de didactique, soit d’heuristique, ou de questions ontologiques, lorsqu’on parle de design. Peut-être qu’on se définit aussi dans la recherche en design, par les projets que l’on mène, ainsi que par les collaborations que l’on a, plutôt que par les disciplines que l’on défend ? Et qu’est-ce que cela veut dire « être designer » ? Il y a beaucoup de cadres très différents pour définir les méthodes de la recherche en, par, pour le design, etc. Le design, en France, en tout cas, ce n’est pas une discipline qui est reconnue par le CNRS. Comme discipline, elle dépend, du côté universitaire, de la section 18. Elle est donc adossée à la fois aux Arts plastiques, à l’Esthétique, et réunie avec l’Architecture, avec de l’Histoire des arts. Mais en même temps, la recherche en design va vers les Sciences de l’ingénieur, l’Informatique, l’Ergonomie. Il y a également des Sciences du design, les Sciences de gestion et le management. Il y a aussi la Sémiotique… C’est un continent  ! Donc, c’est très difficile, de se revendiquer designer et de définir tout ce que cela sous-tend. C’est à la fois une question étroitement précise et à la fois une question très fondamentale. La recherche en design se reconfigure en permanence, d’autant plus avec les cadres pédagogiques qui se mettent en place, pour aller avec cette recherche. Comment définir des cadres pédagogiques ? Et en même temps, ces cadres, on est obligé de les tordre, de les contorsionner un peu, de les étendre et parfois aussi de les appliquer pour pouvoir mieux les comprendre. La question de l’application est de plus en plus prégnante, pour la définition de la recherche en design.
La question de la recherche s’est proposée à moi par un projet de collaboration avec l’Institut des sciences cognitives, quand j’étais aux Beaux-arts de Valence et en Sciences du Langage à Lyon II. Donc, c’est par l’intermédiaire d’un projet que des questions plus fondamentales comme qu’est-ce que la recherche et qu’est ce qu’un designer va faire dans un laboratoire de recherche scientifique s’est posée. Et ensuite, quand j’ai vraiment fait le pas vers la question académique de la recherche qui était donc celle de la thèse, là, j’ai voulu au départ ne pas dépendre d’un projet pour comprendre ce que c’était de la recherche et aller plutôt vers une question plus historique, anthropologique, qui est quelque part un peu plus fondamentale ou théorique. Choix qui par ailleurs m’a finalement amenée vers des projets pour mieux comprendre. Ensuite, en devenant enseignante, la question s’est posée, et se pose continuellement de ce qu’est un enseignant-chercheur.
Et comment faire en sorte de transmettre cette envie là, les outils que cette perspective engage, pour que ce soit tangible pour les étudiants.

FJ : Pour qu’ils arrivent à s’en emparer ?

A- L R  Pour s’en emparer, il faut l’ancrer dans des projets. On est toujours un peu dans cette espèce de circularité.
 Et « faire de la recherche » une perspective professionnelle n’est pas une fin en soi non plus. Beaucoup de nuances ont été écrites et débattues à ce sujet : la recherche création, la recherche action, la recherche projet, la démarche de l’enquête, de la co-création, du terrain… Le champ lexical employé va de l’archéologie à l’ethnographie, et vraiment en tant que telle, à l’enquête.
Fabriquer ses propres outils pour trouver des réponses participe des méthodologies du design. Il y a de la recherche un peu à toutes les étapes même si cela ne relève pas de la démarche scientifique exactement. Cela ne sous-tend pas les mêmes objectifs étant donné que, a priori, lorsque l’on s’engage dans une démarche de recherche, au sens métier de la recherche, si l’on a déjà la réponse aux questions que l’on se pose, c’est un peu problématique. On peut avoir des hypothèses. Il faut en avoir. On ne se lance pas complètement dans l’inconnu. Beaucoup de laboratoires scientifiques pensent que la recherche en design c’est de la recherche « appliquée ». Ce n’est pas complètement faux, mais c’est assez réducteur de dire que ce n’est que cela. En fait, c’est une manière de l’aborder pour rendre les choses beaucoup plus ancrées et beaucoup plus tangibles.

FJ : Nous essayons de l’aborder un petit peu dans le mémoire, vu comme un temps de construction d’une culture pour le projet.

A- L R  L’expérience demande du temps. Pour avoir des résultats, il faut du temps. Du temps d’erreur, et du temps d’errance. Et puis, il y a une problématique d’urgence et de finances aussi, qui impose le fait de faire des thèses par exemple en trois ans, mais c’est trois ans, et non trois mois  ! Et donc il faut prendre la mesure de cette temporalité, ce qui est parfois un peu compliquée, notamment en design, et pour des designers. Il y a une spontanéité et une envie d’aller très vite dans les outils de formalisation qui ne laissent pas systématiquement le temps de la récolte expérimentale du savoir. Il faudrait accepter de ne pas avoir le savoir-faire et se confronter à cette méconnaissance, à cette acculturation. On parle beaucoup d’acculturation dans la recherche, particulièrement dans les collaborations interdisciplinaires et avec tous les enjeux de société existant à l’heure actuelle. L’interdisciplinarité demande beaucoup d’acculturation et on ne se laisse peut-être pas suffisamment de temps pour ça. Mais le design est peut-être, justement,
un levier d’acculturation.

FJ : Je sais que tu tiens beaucoup à l’apport des SHS au design…

A- L R  Je viens d’une pratique du dessin, de la peinture, de l’inscription graphique, de la réflexion par le tracé. Je voulais vraiment me spécialiser, dans ce champ-là. Et puis, dans le cursus universitaire que j’ai suivi, il fallait mettre des cadres disciplinaires, qui n’étaient pas ceux d’une pratique, et se situaient plutôt du côté de l’histoire. Et dans l’histoire des arts, il y a des cadres interprétatifs. Mais je ne me sentais pas très à l’aise avec. Dans la démarche anthropologique et en épistémologie, il y a des postures qui me sont apparues intéressantes pour questionner comment l’inscription graphique dans les pratiques savantes et dans ce qu’on appelle la science fait émerger de la connaissance : l’image scientifique, mais pas seulement, les schémas, les diagrammes, et tout un ensemble de mises en forme, visuelles en général. Et ensuite, comment cette connaissance circule et la manière dont on voit/pense le sensible à l’intérieur de ce qui est considéré comme le savoir scientifique qui a priori s’est construit, historiquement, au départ, sur une volonté de se débarrasser des aspérités sensibles pour aller vers un idéal d’objectivité. L’importance de cette dimension sensible, avec les collaborations interdisciplinaires impliquant des designers, devient une question cruciale. Ce sont des choses que j’ai abordées, mais sur lesquelles d’autres ont fait un important travail historique. Personnellement, c’est vers les disciplines dites scientifiques – définies sur la volonté d’objectivité – que je me suis tournée au départ. Donc, comment un designer, qui, au contraire, se nourrit de son intuition sensible, peut-il se confronter à des collaborations dans des environnements où l’on essaie au maximum de se débarrasser, même si c’est très artificiel, de ses intuitions et de cette sensibilité pour formuler des hypothèses et ensuite concevoir des outils et avoir des résultats. Et comment ces différents mondes vont-ils ensemble ? C’est une dichotomie qui est de plus en plus questionnée. De nombreuses collaborations ont montré que ce n’était pas aussi simple et aussi manichéen, heureusement. C’est pour cette raison-là qu’au départ, je me suis intéressée aux sciences expérimentales, et leur injonction de reproductibilité. Ce qui, au contraire, dans un processus de design est nettement plus compliqué. On peut faire un mode d’emploi.
Pour le processus d’idéation, le processus de conception, pourquoi on choisit une forme plutôt qu’une autre, il existe bien des manières, a fortiori ou après coup, de le justifier ou de l’argumenter. Mais, la reproductibilité de ce processus et des schèmes de pensée est moins évidente. Si l’on part d’un schéma stéréotypé – il y a des designers, d’un côté, et des scientifiques, de l’autre – les sciences sociales sont à l’intersection entre ces différents univers de création de connaissances. Les sciences sociales vont nous aider à regarder comment ces deux mondes travaillent ensemble. Faire des entretiens, observer les interactions dites « homme-machine », prendre des photographies, regarder la manière dont les gens communiquent, écouter la manière dont des personnes utilisent des vocabulaires différents pour dire la même chose ou au contraire utilisent des mots identiques pour dire des choses complètement différentes. Et puis comment au final, cela construit des idées et
des moments problématiques, qui sont, je pense, les choses les plus intéressantes, pour ensuite peut-être bâtir des projets.

FJ : Comment tu te saisis-tu de cette question du numérique ?

A- L R  Je ne suis pas designer numérique. Je ne maîtrise pas du tout les outils de conception numérique, ce qui est quand même un peu problématique lorsque l’on est amené à évaluer ou participer à des projets qui mettent en jeu les humanités numériques, comme beaucoup depuis quelques années. Je parlais d’acculturation tout à l’heure. Je baigne complètement là-dedans à chaque fois. Cependant, quand j’ai été confrontée à la recherche, c’est par la question du numérique que les problématiques se sont soulevées, à l’Institut des sciences cognitives, par exemple, lorsque j’avais travaillé sur les atlas sémantiques… L’équipe Langage, Cerveau et Cognition (L2C2) où je travaillais, avait des corpus de synonymes en ligne. J’ai été confrontée à la question de l’outil qui est en ligne, encodé, où il y a des normes, des critères de classement et ensuite des rendus spécifiques au langage de programmation qui est utilisé. Je l’abordais avec cette question : comment le langage produit des formes. Et dans le cadre des atlas sémantiques, cela produisait des cartes, à partir d’un modèle géométrique de correspondances. Ce qui m’intéressait, ce n’était pas la sophistication formelle des formes graphiques, qui pouvaient être observées avec un point de vue esthétique, mais l’articulation de la complexité des enjeux de recherche et l’adéquation des langages, qui avaient été utilisés pour générer ces formes. Iels travaillaient essentiellement – et iels travaillent encore –, principalement sur des cartes statiques. L’enjeu de ces cartes est de représenter des phénomènes qui sont d’une part synchroniques et aussi diachroniques, donc situés dans le temps et qui évoluent dans le temps. La question qu’on peut se poser en tant que designer et je le suppose, en tant que designer digital, aurait été spontanément de développer numériquement la dimension temporelle, et donc sans doute spontanément d’aller vers des modèles dynamiques. Il n’y avait pas de carte animée et pour moi à ce moment-là, cela me semblait fondamental. Si on observe un phénomène diachronique, on devrait pouvoir voir les cartes évoluer dans le temps et on devrait pouvoir les animer. Et je ne maîtrisais pas les outils qu’ils utilisaient, des outils avec du Python et du Javascript, mais j’utilisais Flash pour faire des choses très simples. J’ai eu l’idée de faire de l’interpolation de formes, pour voir ce que cela donne à voir. Lorsque j’en ai parlé avec la mathématicienne à l’origine du modèle des atlas, Sabine Ploux, elle m’a dit que l’interpolation, d’un point de vue mathématique, c’était le modèle vers lequel l’équipe aimerait aller, sauf que cela leur demanderait des serveurs et des temps de calcul énormes. En fait, un outil basique fourni par un logiciel de design comme l’interpolation de formes était devenu un enjeu pour leur interface de recherche, vraiment fondamental, défini d’un point de vue mathématique en plus comme essentiel, mais il demandait des moyens tels qu’ils ne pouvaient pas s’en doter. Et donc à la fois, il y avait la question de l’outil, la question de l’interface en elle-même, le code que ça sous-tend et ensuite la manière dont le rendu est utilisé pour la valorisation. Je pense que le numérique m’intéresse, parce qu’il est en fait à toutes les étapes de la recherche dans une interface pour intégrer des bases de données.
D’un côté, on va pouvoir s’approprier cette base de données, la manière dont on va pouvoir partager ces données, de quelles données on parle d’ailleurs, et ensuite, à un moment, quand on construit un projet de recherche, il y a des formulaires en ligne qu’il faut remplir, des ressources, des bibliothèques… De l’autre, même si les deux aspects sont interpénétrants, j’ai toujours ce sentiment d’émerveillement en voyant comment on fait oublier l’outil, les méthodes, la technicité extrêmement complexe ou sophistiquée qu’il y a derrière, par la mise en forme. À ceci d’ajoute la nécessité de la diffusion de la recherche et de la science ouverte, qui suppose une accessibilité et donc : du stockage, un accès digital et une mise en forme, qui permettent la compréhension, la diffusion, la transmission, au-delà même, d’enjeux esthétiques qui, viennent à la fois en amont et à toutes les strates de la formalisation de la recherche.

 FJ : Parmi les projets que tu as menés, le Laboratoire de Graphique est un bon exemple de création d’outils conséquents qui dépassent la seule question de l’informatisation.

A- L R  La majeure partie du travail du Laboratoire de Graphique de Jacques Bertin (ANR DESIGNSHS – Design graphique, recherche, et patrimoine des Sciences Sociales. 
http://laboratoire-graphique.fr/) date, en effet, d’avant la démocratisation de l’informatique dans les laboratoires de recherche. Tout l’enjeu du Laboratoire de Graphique, a été de concevoir des normes, des variables, et plus généralement un système qui pourraient permettre d’automatiser la mise en forme des données, notamment des données statistiques, géographiques, cartographiques, et dans de nombreuses sciences humaines et sociales. Et c’est pour cela qu’un des développements les plus fertiles de l’équipe de Bertin est le travail sur les matrices. Sans outils numériques à proprement parler, ils manipulaient du numérique au sens numéraire et mathématique du terme, des grandes masses de données. Comment traiter des grandes masses de données sans calculateur pour le faire ? Et comment mettre en place des systèmes graphiques, pour comprendre ces masses de données ? La grande innovation de la méthode graphique de Bertin pose la question des nuances puisque l’enjeu des matrices était de réussir à faire percevoir visuellement les pourcentages, avec un système de dominos, par niveau de gris, qui permettait d’aller de 0 à 100, avec 10 niveaux de gris différents. Il y avait ces grandes matrices, qui une fois assemblées permettaient de percevoir des masses de densités de gris et de noir, qui pourraient se rapprocher de ce que l’on appelle maintenant des clusters et qui permettaient graphiquement, à l’œil, directement, de voir les zones les plus pertinentes, pour les réponses, que l’on souhaitait poser à ces masses de données. Anne Chappuis et Luc de Golbéry ont informatisé ensuite cette méthode avec le laboratoire de Rouen. Ce qui était essentiel dans ces travaux, c’était de montrer les saillances, avec pour objectif de l’aide à la décision. Donc cela gomme les nuances. Or, ce que l’on a dans les outils et plus particulièrement dans les enjeux sensibles du design, c’est précisément d’aller dans les nuances, ce qui n’enlève pas l’aide à la décision. Bertin avait cet idéal d’éviter les aspérités sensibles pour fonder une méthode scientifique, mais sa méthode s’appuie précisément sur la reconnaissance de l’œil et l’entraînement au repérage des formes et des données. Ce paradoxe me passionne, non pas dans l’idée qu’il faudrait l’utiliser cette méthode, mais parce qu’elle initie pas mal de questionnements contemporains, sur cette tension permanente, y compris dans la question très contemporaine de la recherche en design. Faut-il revendiquer une démarche scientifique et, comment la définir ? Ce qui m’intéresse dans le numérique, c’est qu’il est difficile de se rendre compte du fondement d’un travail avec des outils numériques sans rendu. Pour produire de l’expérimental, il faut maîtriser et respecter un certain nombre de protocoles.

FJ : Tu as été confrontée à des problématiques d’éditorialisation ou de sélection pour documenter son protocole de travail ?

A- L R  La question de la sélection est intéressante. Il s’agit de se demander pour des archives, par exemple, ce qui doit être numérisé, ou ne pas l’être, en fonction de nombreuses contraintes. Est-ce qu’on a un nombre limité de choses à sélectionner ? Si ce nombre est limité, qu’est ce que l’on veut dire ? Qu’est-ce que l’on veut mettre en valeur, et à quelle échelle ? Est-ce qu’il s’agit d’identifier des éléments qui viennent illustrer l’histoire d’une pratique, l’histoire d’un lieu, les méthodes qui ont été mises au point et/ou est-ce qu’il s’agit de valoriser un fonds pour le grand public ? Et/ou d’aller à l’essentiel, sans aller dans quelque chose de trop complexe et de trop théorique qui va être, difficilement, intelligible ? Par exemple, pour Bertin, cela a débuté en 2015, quand le responsable de la communication de l’EHESS, Philippe Vellozzo, m’a contactée dans le contexte de l’anniversaire de l’école, avec un enjeu : questionner l’éventuelle place du design dans les recherches historiques de l’EHESS. Spontanément j’avais proposé le travail de Bertin parce que cela me semblait essentiel. J’avais croisé son travail quand je travaillais sur les atlas sémantiques, il est fondamental dans l’histoire de la cartographie, et dans une autre mesure dans celle de la visualisation de données au XXe siècle. Bertin avait travaillé à la fois avec des historiens et en même temps sur de la recherche graphique. D’un point de vue contextuel, il se trouve qu’à ce moment-là, de façon tout à fait fortuite, les archives restantes dans les locaux de l’EHESS venaient d’être données aux Archives nationales.
L’idée de l’exposition s’est imposée, dès le départ, alors qu’il s’agissait, en 2015, de faire un petit événement, avec quelques panneaux qui allaient parler du Laboratoire de Graphique. Quand j’ai vu les documents, l’horizon des 50 ans de la sémiologie graphique deux ans plus tard en 2017 était vraiment l’occasion de penser un travail différent, où l’on pourrait montrer des documents et que ceux-ci allaient parler d’eux-mêmes. Et de là, est née cette passion pour l’archive. De plus, Bertin a pensé la postérité de son travail dès le départ : il a conservé soigneusement ses archives, les a classées, nommées. Il a fait faire des laboratoires, des photographies et des films du laboratoire avant la sociologie des sciences. Et donc, il a pensé la patrimonialisation de ce travail-là, ce n’est tout de même pas anodin. Alors, j’ai proposé de faire une exposition. Il n’y avait pas beaucoup de budgets et j’étais bénévole dans ce projet. L’espace d’exposition, le Hall du 54 Bd Raspail, est très confortable, mais il fallait sélectionner un nombre très restreint de pièces, car les conditions d’exposition que nécessitaient des documents qui n’étaient pas trop fragiles et/ou numérisables sans trop de difficultés, c’est-à-dire, sans passer par la restauration. En fonction de ces contraintes, j’ai sélectionné 35 documents, à partir desquels j’avais identifié quatre thématiques principales qui pouvaient montrer la manière dont on pouvait sectoriser les enjeux de design et sciences sociales dans les travaux menés au Laboratoire de graphique. Ensuite, par contre, sur le projet ANR, qui a obtenu un financement assez conséquent, nous avons réuni toute une équipe sur le volet design : Kevin Donnot, Elise Gay, impliqués avec Alexandre Texier en soutien, qui développent la plateforme, David Bihanic avec Traffic pour la réalisation des visualisations de données. L’enjeu est tout autre, avec un corpus appartenant à deux institutions. Nous avons examiné un très grand nombre de documents, passé beaucoup de temps avec les collègues de la BNF et des AN, et nous en avons sélectionné beaucoup. La question est très différente : comme nous concevons une plateforme en accès libre, nous nous sommes posé la question des droits ou pas, des difficultés de catalogage. Avec Élise et Kevin, nous avons réfléchi à la mise en place de protocoles permettant de récupérer et de croiser les métadonnées des Archives nationales et de la BNF pour une troisième entité : la plateforme. Parallèlement, il faut prendre en compte les enjeux scientifiques, historiques et graphiques des documents à sélectionner et leur caractère un peu exemplaire. Ensuite, il y a des questions qui peuvent être tranchées plus facilement : est-ce que c’est vraiment utile de sélectionner les rapports d’activités du laboratoire, attendu que nous avons malgré tout un nombre limité de vues de numérisation, outre le fait qu’il y a énormément de données personnelles à l’intérieur ? De fait, on aurait plutôt tendance à dire non. En revanche, les cartes, faites à la main par Bertin, sont extraordinaires, et ses enfants nous ont donné toute latitude sur le projet, donc c’est le premier corpus que nous avons sélectionné. Ensuite, il y a une question que l’on s’est posée dès le départ, et que l’on n’aura peut être certainement pas résolue complètement encore, au moment de la mise en ligne de la plateforme : comment donner à voir, au travers des documents sélectionnés, puis à l’intérieur de l’interface, les différentes strates de conception dans la matérialité physique des documents ? On s’imaginait que l’on allait pouvoir faire des layers particuliers, qu’on allait pouvoir rentrer à l’intérieur des matériaux, faire de la modélisation peut-être en plusieurs dimensions, qui allait permettre de pouvoir pénétrer à l’intérieur des champs.
Sans doute cela fera l’objet de développements ultérieurs, qu’on anticipe déjà, et d’ateliers expérimentaux pour y réfléchir. Les corpus sont sélectionnés, ils sont à la numérisation. À présent il faut imaginer comment expérimenter de nouveaux modes de navigation et de patrimonialisation au travers des fonds par les outils du design
et de la recherche-création.

FJ : C’est un projet de design assez complexe.

A- L R  Ce qui est passionnant c’est que le design intervient à toutes les étapes. Le Laboratoire de Graphique c’est une (des) histoire de ce qu’on pourrait appeler un studio de design graphique, embarqué à l’intérieur d’une institution de recherche scientifique. C’était un studio adossé à la recherche et pour la recherche, qui a conçu lui-même ses propres outils pour résoudre les problèmes qui se sont posés dans cette collaboration entre graphisme, recherche en design d’outils, méthodologies et informatique, et sciences sociales. D’un point de vue historique, nous nous sommes demandé quelles étaient la réception et les répercussions du laboratoire à l’époque contemporaine ? Et s’il était possible d’observer la recherche actuelle en design, en regard de ce laboratoire. Et ensuite, comme dans une mise en abîme, comment valoriser le travail produit dans le laboratoire et la manière dont le design contemporain peut s’en saisir : en passant par une plateforme qui va essayer de reprendre en l’augmentant des principes de catégorisation et de conception graphique du laboratoire lui-même. Enfin, il y a des enjeux de patrimonialisation : comment le design participe-t-il à la patrimonialisation ? Comment on patrimonialise le design ? Comment on patrimonialise une histoire numérique du design et comment définir l’archive de la recherche, par la même occasion ?

FJ : Que le projet commence par un projet d’exposition, inclue de restituer cette recherche et de la rendre accessible à un public ?

A- L R  L’exposition a vraiment été un outil de travail. Comme l’exposition que j’ai faite l’année dernière, sur les croisements : Bertin/Frutiger avec les archives indiennes. C’est par les documents, et les contraintes contextuelles de sélection que la recherche s’est construite et que les problématiques ont émergé : à un moment donné, les documents discutent la recherche par eux-mêmes, soit par leur matérialité, soit par leur contenu, soit par leur classement. Ils construisent eux-mêmes la problématique, la manière dont on va les aborder et ensuite la forme même de l’exposition : comment donner à voir la manière dont on a abordé ces documents ou dont on les a découverts, ou dont on nous les a présentés, et les montrer à l’intérieur d’un lieu, compte tenu de contraintes de mise en forme spatiale. L’exposition était outre un outil de travail, un objet de recherche. 

FJ : Qu’est ce que tu aimerais saisir par la photographie ?

A- L R  Justement, je repars en mars faire un projet de photographies. L’année dernière, quand j’ai passé un mois et demi, en Inde, avec Anne Chapuis et Luc de Golbéry, nous avons visité un village d’agriculteurs, sur la route du golfe du Bengale, qui s’appelle Latchanagudipudi, où Luc de Golbéry a fait son terrain de thèse en 1968, puis par la suite une série de travaux avec des relevés très variés. Il voulait absolument me montrer le village. Nous avons fait le trajet en voiture de Hyderabad jusqu’à Latchanagudipudi, en traversant le district de Guntur. Et, sur la route, nous nous sommes arrêtés dans un village de tisserands. Nous avons fait un certain nombre de détours. J’ai été frappée à un moment donné par des maisons qui évoquent le design Memphis. Je les ai prises en photo ainsi que des paysages. J’avais commencé à faire un travail un peu systématique de photos, mais un peu trop tard dans le district, et je le regrettais. Je souhaitais y retourner pour refaire ce trajet et prendre le temps de faire un travail photo de manière un peu systématique de ces maisons.
L’année dernière, tu vois, dans certains cas de figure, quand je m’étais arrêtée pour prendre des photos, il y avait des habitants de ces maisons qui venaient me parler. Donc là, je vais emporter non seulement un appareil photo, mais aussi un petit micro, si jamais il y a des gens qui sortent pour discuter, pour pouvoir échanger avec elleux. L’année dernière, j’étais partie avec de la peinture, de l’aquarelle, des feutres, du papier, des carnets, et je pensais faire des dessins. Et très rapidement, quasi immédiatement, je me suis rendue compte que le dessin n’était pas approprié ni adapté à ce travail-là, parce que cela va très vite et parce qu’en Inde, j’ai ressenti un besoin d’attention permanente et une temporalité très fluctuante pour laquelle la photographie m’a semblée plus adaptative, spontanée, avec une massification d’images dont je ressentais l’envie. Et j’aimerais me laisser la possibilité de montrer de l’espace. De montrer du temps. Il y a eu une exposition, il n’y a pas longtemps, à Rennes, au centre d’art La Criée, de Pierre Jean Giloux. J’ai vraiment découvert son travail à l’exposition de la Criée. J’aime la manière dont il travaille avec l’Inde (et non pas « sur »). Il a fait des enregistrements du marché de Ahmedabad. Et quand tu rentrais dans la Criée, tu avais l’ambiance sonore du marché. Depuis 2022, j’ai enregistré beaucoup de choses, j’enregistre presque en permanence. Et cela m’a beaucoup inspirée : à nouveau je ne suis pas photographe, mais la photographie est un outil de recherche. Sur mon ordinateur, j’ai une quantité astronomique de photos que je classe, qui sont mes propres archives de travail, des souvenirs, des prises de notes numériques. Et donc l’idée, ce serait de faire ce travail de prise de notes numérique par la photographie et le son.

FJ : Puis comme matériau à retravailler ?

A- L R  Oui, à réorganiser, puis travailler le document et questionner aussi la manière dont on va l’utiliser dans le processus de recherche, parce qu’il y a des entretiens, des captations sonores, des analyses à partir de la littérature, voire de théories, etc. Et puis, il y a un essai visuel aussi qui peut se créer autrement. Anne et Luc, la force de leurs archives fait que j’y retourne à nouveau. Voilà, j’y étais encore en octobre. On va les rapatrier, j’ai à nouveau fait de la sélection. Cela n’a pas seulement consisté à sélectionner des documents et les étapes les plus fondamentales de leur travail, mais aussi dans ce cas précis de faire le choix d’éliminer des choses.
La particularité des travaux de Anne et Luc, c’est qu’ils ont mis au point des programmes, avec des générations, au sens qu’il y a eu une chronologie de programmes et de supports, surtout, pour les programmes, très variés : le microfilm, la bande, la cassette, la disquette souple, la disquette rigide, et avant toute chose, ce qui, en termes d’occupation de l’espace, qui prend le plus de place, les listings. Ils ont commencé à coder sur la HP 90 25, ensuite sur imprimante à aiguilles, puis ensuite sur plotter et tout était codé à la main sur des listings. Et donc, il y a des piles et des piles de listing comme ça, en accordéon, où tous les programmes sont imprimés, mais à la main. Et on peut pas les ré-implémenter, ou alors il faudrait tout retaper à la main avec une machine pour voir. Et là, c’est vraiment de l’archéologie des médias. Ça parle encore autrement du numérique, tu vois. Et ça c’est hyper intéressant, ils ont conçu eux-mêmes les outils de leur propre travail. Anne a conçu des programmes. Ils ont travaillé avec leurs collaborateur-ices sur MindMap, sur la conception d’outils et la conception de programmes pour en faire à la fois des outils de travail, de traitement, et de rendu. Et on a toutes ces étapes-là, dans le travail et les documents conservés par Anne et Luc, même si cela ne va pas faire l’objet d’une étude approfondie tout de suite. Je travaille dessus avec eux et c’est une chance de pouvoir partager avec eux leur parcours, et leur grande expertise, sur de nombreuses années  ! Il y a 50 ans de recherches conservées. Ils ont conservé méticuleusement tous leurs travaux, et les supports de leurs travaux, aussi désuets fussent-ils maintenant : des vieux ordinateurs, des vieilles machines, etc. Cela va contribuer à combler des vides historiographiques du fonds Bertin. Les archives personnelles de Bertin donnent accès à son travail à lui, sa grande créativité, la variété de ses expertises, des correspondances extrêmement précieuses. On a toute sa biographie intellectuelle. Et du côté des Archives nationales, on a la vie du laboratoire, donc beaucoup de projets qui ont été, comme on dit, commandés au laboratoire. Mais on n’a pas conservé de manière systématique toutes les étapes de conception, et en tout cas, on n’a pas des étapes de conception avec des rendus informatiques que l’on peut trouver avec autant de précisions techniques que dans les archives de Anne et Luc. Une grande partie de leur travail d’informatisation correspond pratiquement à la fin des travaux du laboratoire de Bertin, alors même qu’ils n’ont jamais véritablement collaboré directement ni fait partie du laboratoire. Luc avait traité toutes les données de sa thèse chez Bertin, mais il n’a jamais été officiellement membre du laboratoire. Anne a collaboré avec Bertin. Ils ont notamment fait un gros travail qui a été entièrement mis en page par Bertin à partir de tirages photos entièrement faits au Laboratoire de Graphique. C’est un atlas du district de Guntur justement qui n’a jamais été publié. La version prototype imprimée, qui existe, n’a jamais été, diffusée au public. Et c’est pour cela aussi, tu vois que cela m’intéresse d’aller faire ce projet photo. Cela permettrait de réactualiser cet atlas, pour en parler un peu autrement.

FJ : Cela nous renvoie à la question des archives ?

A- L R  Il y a une nuance qu’il m’intéresse d’étudier entre archives et patrimonialisation, que j’ai rencontrée à travers le projet du Musée Sport et Numérique – MSN, Action spécifique de recherche interdisciplinaire 2022, Rennes 2, en collaboration avec le laboratoire Mouvement, Sport, Santé – M2S. La responsable scientifique du projet, Caroline Martin, est spécialiste du service en tennis et coach. Elle m’avait contactée, un peu avant le Covid, parce qu’ils avaient en projet de faire un musée numérique du tennis et plus particulièrement des frappes et du service, en utilisant des technologies de motion capture. Ils ont conçu une interface qui leur permet de voir un certain nombre de paramètres de tension, de rotation, de force de frappe, de vitesse et les répercussions que ça peut avoir aussi sur les membres : les genoux, sur les chevilles, sur les hanches, les coudes, parce que la santé est un des enjeux du laboratoire. Iels se servent d’outils d’analyse, de captation, de prévention et d’optimisation. Et ils m’avaient contactée pour savoir s’il était possible de réfléchir la mise en forme graphique de ces captations qui ne passe pas uniquement par le rendu initial de l’interface primo conçue telle qu’elle a été faite et qui marche très bien pour leurs analyses. La perspective au-delà de leur travail de recherche, serait de patrimonialiser toutes ces captations, puisqu’il y a quand même déjà un certain nombre de jeunes athlètes, espoirs et très sportifs très confirmés, qui sont venus au laboratoire, et dont ils ont fait les captations. Ils travaillent avec la Fédération Française de Tennis. Il y a eu des captations de Roland Garros l’année dernière. Il est question de voir qu’est ce que cela peut devenir s’il y a la possibilité d’avoir, de manière numérique, une frappe, de Federer, de Djokovic, de Serena Williams et de pouvoir les consulter ? Comment consulter les frappes de tennis, comment interagir avec elles ? Qu’est-ce que cela signifie en termes de bases de données, en termes de rendu, et qu’est ce que c’est que de patrimonialiser des gestes aussi ? Il y a déjà eu des travaux sur les gestes techniques, et aussi, par ailleurs, des musées numériques du sport, mais cela invite à réfléchir à un aspect un peu spécifique, dans une perspective de formation, de simulation.

FJ : Quels conseils de lecture donnerais-tu à nos étudiants ? 

A-L R  Bruno Latour a été très important pour moi. J’ai eu la chance de rencontrer Tommaso Venturini à une conférence où j’étais invité à Valence, ma deuxième année de thèse, je crois, et il m’a invitée au Media Lab. Et du coup, j’ai pu faire un terrain au MédiaLab et côtoyer de manière quotidienne Bruno Latour sur le projet, qui était coordonné par Christophe Leclercq : AIME, L’Enquête sur les Modes d’Existence. Je connaissais évidemment les travaux de Latour de par mon sujet de thèse. La théorie de l’acteur-réseau était déjà quelque chose qui résonnait énormément dans la recherche en design, en train de se densifier en France. Théoricien et philosophe, il a dialogué avec beaucoup de disciplines et a placé l’interdisciplinarité au cœur du travail de la sociologie des sciences, ce qui a permis vraiment à ce champ d’avoir une réception française et de trouver une perméabilité dans des disciplines comme le design. Ce n’était pas évident de rapprocher la sociologie des sciences au design. Par l’intermédiaire de la théorie de l’acteur-réseau il y avait cette question de cette médiation, de cette chaîne de transformation. Cette sociologie de la traduction au départ, qui est devenue l’ANT, Actor Network Theory, a été utilisée de plein de manières différentes pour être plus ou moins une méthode d’implication sur la façon dont il faudrait appliquer de manière un peu systématique des chaînes de transformation, et surtout des échelles d’interactions entre différents acteurs. L’enjeu même du travail, c’était – en assistant Christophe –, de reconstituer l’appareil iconographique et l’appareil de notes de bas de page à partir du disque dur des archives de Latour, à la fois de ses propres publications, mais aussi de toute sa bibliographie. Il y avait des vidéos et des photographies de terrain. Comment reconstituer sa trajectoire intellectuelle ? Latour avait cette particularité de penser aussi ses théories et ses analyses avec des bibliographies un peu différentes selon la langue dans laquelle il écrivait. En fonction des traductions par exemple de certains de ses articles, il y avait des nuances de bibliographie, ce qui n’est pas si fréquent. Et il y avait un soin particulier de transcrire, de dire presque la même chose et en même temps pas tout à fait. Dans l’interface du projet AIME, au-delà de ce premier travail de reconstitution de l’appareil iconographique et l’appareil de notes de bas de page, il s’agissait aussi d’enrichir aussi les modes d’existence qui étaient développés dans le livre et par d’autres chercheurs qui formaient un cercle intellectuel de discussion, et aussi de controverse, de désaccord scientifique que Latour affectionnait. Il les avait réunis pendant deux jours pour discuter à un moment donné. Ils les avaient appelés ses diplomates. Et moi j’avais trouvé cela vraiment génial, car je m’étais dit qu’il y avait, peut-être, un travail de diplomatie du design à envisager aussi. J’ai alors réfléchi à comment penser la diplomatie du design à partir de Latour. J’ai un petit peu écrit dessus et je suis en train de réécrire sur ce sujet parce que c’est quelque chose qui m’intéresse beaucoup. Cette question diplomatique est plus que jamais d’actualité  ! Et Nicolas Nova.
Il a cherché, au-delà d’une ethnographie du design, comment les designers pratiquent la recherche ethnographique, dès sa thèse, avant de s’élargir à toute la perspective de laboratoire
du futur, de design fiction. Et c’est ce que James Auger travaille
à l’ENS, à l’heure actuelle aussi, mais avec d’autres perspectives.
Les écrits de Nicolas Nova étaient presque épistémologiques, mais pragmatiques aussi et méthodologiques : définir l’observation, le terrain, penser des approches possibles
du terrain.

FJ : Quels conseils donnerais-tu à de jeunes designers ?

A- L R  Il y a une problématique qui revient régulièrement. Celle de l’engagement : l’engagement politique, dans le social, l’appartenance à un groupe, la prévoyance, la sensibilisation, la diffusion, l’accessibilité, l’inclusivité. C’est vraiment le rapport à l’autre à l’intérieur d’un environnement, la manière dont on se projette soi-même quand on construit son identité à l’intérieur de la société et avec un groupe. Ces problématiques reviennent souvent : la matérialité des choses, l’urgence à faire de l’histoire, à réfléchir l’évolution du monde et du climat… Et il y a vraiment une actualité et une urgence à investir en profondeur ces sujets et de ne pas les traiter avec immédiateté. La temporalité de la réflexion et des projets ne se construisent pas de la même manière et on n’a pas forcément le temps, en plus, de réfléchir à la temporalité, qu’on a.
C’est un peu un luxe  ! Sensibiliser au fait de penser à son organisation personnelle, par exemple pour un projet de trois semaines : comment tu sélectionnes-tu, comment tu organises ton temps ? Et comment acceptes-tu aussi l’échelle d’engagement et la quantité d’engagements que tu vas pouvoir donner pour pouvoir mener les choses à leur terme. Accepter, au contraire parfois, de ne pas pouvoir les mener à leur terme et en prendre conscience.
Les métiers du design peuvent être des métiers appliqués, des métiers expérimentaux, des métiers d’enquête, des métiers de recherche. Et ce sont des métiers quand même de création, de métiers de passion et d’investissement. L’objectif est qu’ils se fassent plaisir en fait en s’engageant, mais qu’ils se rendent compte, en même temps, des deux échelles.