Anthony Masure
par Florence Jamet-Pinkiewicz
Anthony Masure est professeur associé et responsable de la recherche à la Haute École d’Art et de Design de Genève (HEAD – Genève, HES-SO). Ses recherches portent sur les implications sociales, politiques et esthétiques des intelligences artificielles, des technologies blockchain et du jeu vidéo. Il a cofondé la revue de recherche Back Office et est l’auteur des essais Design et humanités numériques (éd. B42, 2017) et Design sous artifice : la création au risque du machine learning (HEAD – Publishing, 2023).
Site Web : https://www.anthonymasure.com

FJ : Quel regard portes-tu sur la situation contemporaine des champs de la création et du design numérique ?
Est-ce que ton regard a changé ?
AM : Si on prend une fourchette de dix ans, qui correspond à la durée me séparant de la date de ma soutenance de thèse de doctorat (novembre 2024), oui la situation a clairement changé. Derrière l’émergence des intelligences artificielles génératives (IAG), apparues à partir de 2022 pour le grand public, c’est la question de la complexité qui m’interpelle. En 2020, j’avais interrogé les designers Jürg Lehni et Douglas Edric Stanley à ce propos2. Ce qui m’avait frappé dans cet entretien, c’est comment deux collègues, très qualifiés en compétences de programmation, disaient qu’il est devenu plus en plus compliqué d’entrer dans les couches techniques de l’IAG. On se dirige donc vers des types de programmes d’un nouveau type, qui ne sont plus (seulement) écrits par des humains, mais par des machines, et dont la possible mise en œuvre par des designers est incertaine. Il y a dix ou vingt ans, un·e « webdesigner » (terme qui semble désormais anachronique) pouvait encore tout faire tout·e seul·e. Avec la montée en puissance des app stores et des interfaces responsive à la fin des années 2010, le travail s’est complexifié et a nécessité de travailler en équipe. Il est devenu de plus en plus compliqué de créer un site Web complexe de A à Z, de maîtriser à la fois la compréhension du contexte, l’esthétique, la programmation…
Aujourd’hui se pose la question, non pas de l’expertise des designers – les IAG sont loin de tout faire bien en « autonomie » –, mais de celle de la reconnaissance de leur valeur. En effet les IAG, de par leur rapidité apparente et leur saisie par le grand public, entraînent une crise des « chaînes de valeur » qui abîme tant la perception du travail des designers. Si l’émergence de la « publication assistée par ordinateurs » (PAO) au début des années 1980 s’est construite à la difficile croisée des techniques d’impression et de la bureautique, il semble que les IAG proposent une autre approche, marquée par les sciences des données et les sciences comportementales – soit donc des paradigmes qui n’appartiennent pas historiquement aux métiers que ces technologies bousculent.
Dans ces deux repères historiques (PAO et IAG), ce qui est en jeu est la maîtrise et la compréhension de l’environnement de travail logiciel. Alors que les premiers temps de la PAO étaient marqués par une diversité d’acteur·trices industrie·les, Adobe a fait main basse sur ce secteur : faute d’alternatives libres de droits et de modèles alternatifs, les designers n’ont guère d’autre choix que de payer leur abonnement mensuel. Si l’IAG contemporaine reste relativement ouverte de ce point de vue, sa mise en œuvre reste toutefois le pré carré de la big tech. Aucun studio de design ne possède un data center capable de traiter des millions d’images… Cette nouvelle ère des « systèmes experts », qui rappelle les premiers temps de l’informatique au sortir de la Seconde Guerre mondiale, pose de nombreux défis. Pour la pédagogie, bien sûr, car même des enseignant·es très qualifié·es sont mis·es à l’épreuve. Et pour la création également : que doit-on abandonner comme compréhension du monde, et peut-on accepter que seul·es les ingénieurs aient voix au chapitre sur le futur de ces technologies ? Le design est-il voué à seulement adhérer ou critiquer ? De fait, chercher à « garder la main » n’est plus un paradigme tenable. Au-delà du champ du design, ces vagues technologiques entraînent un sentiment de confusion et presque de découragement. Il y a une frustration à ne plus comprendre ce qui se joue. Peut-être y a-t-il ici un chemin possible pour le design, à savoir un « design des connaissances » capable d’apporter une lecture didactique, des clés de compréhension du monde.
FJ : Tu as beaucoup travaillé sur les relations entre le design et les « humanités numériques », notamment dans ton essai de 2017.
Y a-t-il toujours quelque chose à faire avec le design dans le champ des sciences humaines et sociales ? Vois-tu des transformations récentes ?
AM : La question est de savoir comment la recherche en sciences sociales, et aussi la recherche en design, peut s’élargir pour rencontrer un public plus large. À vrai dire cette question des formats et des publics m’obsède depuis mon doctorat et je n’ai jamais cessé de la travailler : comment partager des connaissances au-delà des sphères académiques ? Comment ce travail sur les formats modifie-t-il la façon même de produire des connaissances ?
Pour en revenir à la question de départ, la rencontre entre design et humanités numériques a-t-elle eu lieu ? Malheureusement, je ne le pense pas. Je continue à collecter des exemples de sites Web d’archives en ligne par exemple, mais les exemples intéressants sont peu nombreux. Il y a aussi des initiatives intéressantes qui n’ont pas été renouvelées, comme les hackathons Gallica qui proposaient de créer des services ou des jeux à partir des documents archivés. Il y a aussi des initiatives pédagogiques intéressantes et qui mériteraient un passage à l’échelle, comme le partenariat entre l’INA et l’École Estienne. Il faut de plus noter que beaucoup de sites Web n’existent plus, car ils ne sont pas maintenus – la logique de la recherche sur projets se prêtant mal à la conservation long terme.
À titre personnel, j’avais rejoint l’équipe du projet « Collecta » (2014-1016) à l’issue de mon doctorat pour apporter une expertise en design d’interface dans l’articulation visuelle des documents historiques du fonds étudié. Depuis 2021, je fais partie du projet ANR « Design graphique, recherche et patrimoine des sciences sociales. Le Laboratoire de graphique de Jacques Bertin » dirigé par Anne-Lyon Renon et Charlotte Bigg, qui proposera à terme une plateforme assez inédite en termes de capacité de tri et d’affichage de documents complexes. Dans les deux cas, l’objectif est le même : proposer une interface spécifique au fonds concerné, qui parte des pratiques et des besoins des chercheur·euses concerné·es tout en ouvrant sur un public plus large.
Alors pourquoi la rencontre entre design et humanités numériques n’a-t-elle pas eu lieu ? Une de mes hypothèses, outre une mécompréhension du champ du design de la part d’autres disciplines, est qu’il y a aussi une autocritique à faire du côté du champ du design – à savoir être capable d’expliquer nos métiers et d’aller sur des territoires qui ne sont pas les nôtres, être assez humble pour simplifier le niveau de discours, et faire davantage connaître les résultats intéressants. Souvent en tant que designer, on se dit que les autres ne comprennent rien à ce que l’on fait. Mais est-ce que l’on a réussi à expliquer ce qu’on fait de façon simple ?
FJ : Comment abordes-tu, dans tes propres projets, ces enjeux de médiation ?
AM : J’évoquais tout à l’heure la question des formats, qui va de pair avec le partage des connaissances. Quand j’ai passé mon doctorat, en 2014, j’avais conçu un site Web permettant de lire le manuscrit en intégralité dans un navigateur – une première pour l’époque. J’ai ensuite exploré d’autres formats. Quand j’étais maître de conférences à Toulouse, j’avais créé un podcast (« Killed by App », avec Saul Pandelakis) ce qui m’a permis d’explorer l’audio comme médium à la fois de recherche et de restitution. Le format radio est intéressant parce qu’il permet d’échapper aux délais importants des publications académiques, ce qui parfois peut durer un an, deux ans voire plus. À la radio, on est au contraire sur du temps réel. J’avais aussi investi Twitter, que j’ai lâché après son rachat par Elon Musk. Twitter était intéressant à l’époque comme réseau de veille et de mise en contact, le tout également en temps réel. J’ai aussi conçu mon site Web personnel, où tout est en libre accès. Encore aujourd’hui, il n’y a pas tant d’exemples de ce type chez les chercheur·euses.
En 2023, j’ai publié un essai bilingue sur les intelligences artificielles génératives qui comprend plusieurs versions numériques (ePub, HTML, PDF), ainsi qu’une version audio disponible sur Spotify et YouTube. L’idée était à la fois de toucher le public étudiant, mais aussi de prendre acte des modes de vie contemporains, comme le succès des podcasts qu’on écoute dans le métro ou en voiture. Cette version audio a eu beaucoup de succès. Des personnes m’ont dit avoir un usage hybride, par exemple lire un chapitre et écouter le suivant, ou lire en écoutant l’audio fourni. Ces nouvelles dynamiques sont assez fructueuses à explorer.
Parallèlement, je me suis mis au (difficile) médium vidéo à l’occasion d’un projet de recherche, « Play-to-Learn » (2023-2025) financé par la fondation suisse Gebert Rüf dans cadre d’un appel à financements ayant pour thématique « science et divertissement ». Avec deux collègues, Thibéry Maillard et Guillaume Helleu, nous avons proposé un projet associant jeu vidéo et sciences sociales pour partager les connaissances au plus grand nombre et renouveler la perception habituelle du médium vidéoludique. En effet, les gamers représentent une audience de près de trois milliards de personnes dans le monde (90% des 15-35 ans en France pratiquent le jeu vidéo), ce qui est considérable. L’idée du projet est d’apporter les connaissances en sciences sociales à ce public en utilisant les codes des jeux vidéo et des médias sociaux, les deux étant difficilement séparables.
Plus concrètement, le projet prend la forme d’une émission audiovisuelle interactive post-produite sur YouTube et déclinée sur Instagram et TikTok en formats courts. Chaque épisode, à la scénographie spécifique, propose à un·e chercheur·euse d’échanger de façon interactive avec un·e spécialiste des jeux vidéo. Nous voulions prendre le contrepied des live Twitch qui ont seulement deux paradigmes scénographiques : soit la chambre d’ado, soit le plateau télé. Pour chaque épisode (5 en tout), nous avons cherché une forme spécifique relative à la thématique traitée, et qui favorise le dialogue entre invité·es. Cela donne une série de formats et de scénographies très variés, comme par exemple le premier épisode, qui porte sur l’histoire des tours du monde et qui a été filmé dans un train suisse Belle Époque avec des caméras embarquées et un plateau de jeu conçu sur mesure.
En tant que chercheur habitué au temps long de l’écriture, ce n’est pas évident d’aller vers des formats et codes comme ceux de TikTok, qui obligent à réduire drastiquement la complexité. À l’été 2024, dans le cadre d’une résidence de recherche à Swissnex San Francisco, je me suis entraîné à parler face caméra comme par exemple dans un supermarché où je raconte l’histoire de l’IA en quelques phrases en faisant mes courses. Ce sont des codes que l’on voit beaucoup sur Tiktok, où des gens se maquillent et racontent autre chose en même temps. J’essaie d’aller vers ces codes de la pop culture Web quitte, peut-être, à laisser en chemin un public académique. Le projet « Play-to-Learn » est aussi le premier dans lequel j’aborde le médium du jeu vidéo comme objet de recherche. J’ai pu travailler avec des chercheur·euses en game studies et c’est quelque chose que j’aimerais poursuivre dans les années à venir.
FJ : As-tu d’autres projets en cours ou à venir ?
AM : Avec un collègue de la faculté de droit de l’université de Genève, Yaniv Benhamou, nous travaillons depuis trois ans sur des requêtes de financement (pour le moment non soutenues) portant sur les mutations des modèles d’affaires de la création et perception de la valeur en lien avec les technologies émergentes, notamment l’IA générative et la blockchain. Notre collaboration se profile petit à petit vers des démarches de legal design, c’est-à-dire donc d’explication du droit par le design graphique. C’est assez ambitieux, car cela consisterait à créer un « legal design lab », à savoir un laboratoire de recherche commun entre la fac de droit et la HEAD – Genève, qui engagerait des designers graphiques et des juristes à travailler sur ces questions en lien avec des collectivités locales comme le Canton ou des ONG qui ont besoin de ces compétences. Ce projet va de pair avec l’ouverture, en septembre 2025, du nouveau master « Visual Knowledge » à la HEAD qui sera au centre de ces questions de didactique et très ouvert sur les formats (dataviz, illustration, animation, 3D, etc.) en fonction des contextes.
Un autre projet de recherche, cette fois déjà financé et démarré en octobre 2024, est « Fucking Tech ! ». Mené avec mon collègue Saul Pandelakis (université Toulouse – Jean Jaurès), il examine les enjeux politiques et esthétiques des sexbots (artefacts robotiques proposant une expérience sexuelle avec feedback) et AI Girlfriends (applications mobiles conversationnelles à but sentimental ou sexuel). Plus précisément, il étudie la manière dont l’IA perpétue et renforce les inégalités existantes, notamment en termes de genre, de race et de classe pour tendre vers un « design des sexualités machiniques » non normatif. En s’appuyant sur une étude de l’existant, sur des documents d’archive et sur une analyse des biais de l’IA générative, il propose de créer un générateur d’histoires érotiques (chatbot interactif), StoryTellurX, traçant de nouveaux liens entre santé reproductive, éducation sexuelle et plaisirs. Ce projet prolonge mon essai et investit l’IA sur un prisme encore peu traité, celui de la sexualité, et plus largement des mutations dans les relations humaines.
FJ : Quel est le point de départ de ce projet ?
AM : Cela fait près de dix ans, avec Saul Pandelakis, que l’on travaille sur ces questions de sexbots. Tout est parti d’une rencontre entre nos deux champs de recherche respectifs. Lui était plutôt dans le cinéma d’action et les études de genre, et moi dans les technologies et leurs liens à la création. À mi-chemin de ces deux pôles, nous sommes arrivés à ces questions des robots, qui à l’époque étaient plutôt de l’ordre des films de science-fiction. On a donné une première conférence à ce sujet en 2015 dans un colloque sur les imaginaires informatiques, suivi d’un article de recherche dans une revue de recherche en science-fiction. Épisodiquement, on a ensuite continué à donner des conférences à la Gaîté lyrique ou autres, jusqu’à cristalliser ce sujet via un financement obtenu en Suisse auprès du Centre Chalumeau et de la HES-SO.
FJ : À qui ce projet s’adresserait-il ?
AM : On sait ce qu’on ne veut pas faire, ou en tout cas ce contre quoi on se bat, c’est-à-dire tout l’imaginaire ou les idéologies « incel », qui posent que les robots ne peuvent exister que pour des mâles frustrés sexuellement. On veut montrer qu’un autre avenir est possible, et « queeriser » les technologies. En termes de public, est-ce qu’une application de chatbot pourrait par exemple s’adresser à un couple ? Ce simple décalage créerait un décalage important par rapport à l’existant commercial des chatbots de dating, où l’on est toujours placé en position de supériorité par rapport à l’avatar numérique – disponible 24/7 sans friction. Aussi, le public de l’application mobile StoryTellurX ne sera pas le même que celui de l’ouvrage final, qui sera destiné à la communauté académique. Mais tout cela est encore en construction : le projet démarre à peine et va durer trois ans, jusqu’à septembre 2027.
FJ : Cela permet de se poser des questions de rapport à autrui, qui sont transformées par les technologies, que ce soient les rencontres amoureuses ou la vie à plusieurs.
AM : Cela concerne potentiellement beaucoup de monde ! Un sondage récent disait que 40% de la population suisse serait prête à faire l’amour avec un robot. Je ne sais pas trop, du reste, quel type de robot les gens imaginent… En Chine, les applications de dating virtuel drainent des audiences de dizaines de millions de personnes. C’est considérable. De fait, dès qu’on parle de sexe et de technologies, cela éveille plein de choses et cela fait réagir. Ce projet pourrait avoir un potentiel intéressant pour le grand public et permettre de parler de technologie autrement, comme point d’entrée : comment parler d’imaginaires limités, de redesign, de propositions alternatives… De prime abord on peut avoir une relation de rejet quand on voit les objets qui sont produits au niveau industriel. Ce qui m’intéresse, au fond, est d’aller dans des endroits où le design n’est pas beaucoup représenté, où il n’est pas attendu. Tout comme avec le « legal design lab », ce sont des endroits que l’on peut explorer, où il y a encore des choses qui sont à faire.
FJ : Je te propose à présent de considérer des situations et définitions que tu aimerais proposer pour situer le design numérique.
AM : À mon sens, ce champ ne doit pas être envisagé comme quelque chose de strictement technique, même si je tiens beaucoup à ces compétences, mais c’est comme une culture au sens large. C’est précisément le problème qu’on a avec l’IA aujourd’hui ! On ne voit que le dernier train et on oublie tout le reste. Or l’IA générative s’inscrit dans la très longue histoire de l’intelligence dans les machines, avant même les machines numériques ou les machines à calculer, comme avec la fiction du Golem. On manque de recul sur ces histoires, ce qui fait qu’on se trouve démunis par rapport à ce qui arrive.
Cette amnésie est encouragée et même provoquée par les entreprises, ce qui est absolument terrible.
Si l’on prend par exemple les métavers, ces environnements virtuels fusionnant travail et loisir, il y a eu un effacement de leur histoire par le groupe Meta. On a l’impression que cela commence avec eux, mais c’est une histoire qui est beaucoup plus vieille et qui inclut des métavers d’artistes. Là est le vrai drame des technologies contemporaines : cette difficulté à les replacer dans un passé et donc dans un futur plus large.
FJ : C’est vrai qu’il y a un paradoxe entre la fascination pour ces machines à prédictions et le fait que les gens décrochent quand on revient au passé en essayant de resituer un peu les choses. Il y a peut-être un manque de culture historique.
AM : Il nous manque des clés de repère, historiques, mais aussi techniques. Si l’on prend les technologies blockchain par exemple, peu de gens savent comment ça marche et d’où ça vient – ce que j’ai tenté de clarifier dans le projet de recherche « CryptoKit » (2021-2023). Et il est difficile de lier les deux sans tomber dans les polarisations. Souvent, lorsque je fais une conférence sur ces thèmes, on me demande : « Mais finalement, la blockchain, vous êtes pour ou contre ? Et quid des IA ? » Ce à quoi je réponds que je suis chercheur et qu’être pour ou contre n’est pas une question de recherche… Je cherche à comprendre ce qui arrive, à essayer de resituer cela dans des repères plus larges, et éventuellement à tracer quelques axes de travail pour la suite. Je me bats fréquemment contre ces dynamiques de polarisation, comme dans le cas des sexbots par exemple. Ce n’est pas facile, car on est sans cesse ramenés à ces oppositions faciles… Il faut aussi être prudent dans les conclusions, car tout est en train de se faire. Les enseignements à un instant T peuvent ne plus être les mêmes six mois après. Paradoxalement, j’adore ce sentiment d’urgence, mais parfois c’est aussi épuisant. Il faut tout le temps réactualiser les conclusions, faire de la veille, parce que tout bouge vite. Mais il y a aussi des fondamentaux qui restent valables d’une époque à l’autre, des méthodes qui sont transposables d’une technologie à une autre. Ce n’est pas à chaque fois un renouvellement complet. Il y a des motifs qui émergent d’une époque et d’un champ à l’autre.
FJ : Comment conseilles-tu d’aborder les cultures contemporaines qui font se rencontrer et se mélanger des cultures populaires et savantes ?
AM : Pour aborder les cultures numériques, il faut examiner différentes sphères. Des sphères très techniciennes (donc plutôt du point de vue des cultures de l’ingénieur), des sphères de la culture populaire (ou culture Web), celles du folklore numérique, mais aussi les sphères militantes comme celles du détournement voire du hacking. Et bien sûr la sphère académique également. Mais un autre problème est de savoir comment, dans l’autre sens, la recherche en design peut intéresser ces différents publics. Et c’est là où la notion de format revient : il faut trouver différents formats en fonction des contextes. Cela pose un vrai défi de production, car cela revient à faire le travail plusieurs fois, avec des compétences qui ne sont pas forcément celles pour lesquelles les chercheur·euses ont été formé·es. J’évoquais tout à l’heure le fait que je me suis mis à produire de « Reels » Instagram, car c’est nécessaire si l’on veut toucher la jeune génération. On peut le déplorer, mais ce ne sont pas elles·eux qui vont lire nos essais ou articles académiques…
Là réside la difficulté de la recherche en design : devoir trouver sa légitimité à la fois dans le monde académique, mais aussi dans le monde professionnel et dans la société civile. Je pense notamment à mon collègue Nicolas Nova, qui est à la fois « crédible » dans le champ académique et dans le champ professionnel, de par son agence de conseil « Near Future Laboratory » devenue « Girardin & Nova ». Pour lui, cette jonction passe par le récit, comme par exemple dans son manuel de jeu de rôle Chamonix-Sentinelles qui a pour objectif de sensibiliser aux mutations climatiques des stations de ski alpines.
De mon côté, en plus de la version audio de mon essai sur le design et l’IA générative, j’avais commandé pour ce projet une série d’affiches à mes collègues graphistes Élise Gay et Kevin Donnot (E+K), qui a été primée au festival de Chaumont pour le prix de l’académie des beaux-arts. Cela montre que les projets de recherche peuvent exister dans différents contextes. À la suite de l’essai et du « plan d’action IA » mis en place à la HEAD sous mon impulsion en janvier 2023, une exposition de projets de recherche et de pédagogie a eu lieu à Swissnex San Francisco à l’été 2024 – qui pourrait voyager dans d’autres pays. Cette exposition sur l’IA, montrée au cœur de la Silicon Valley, a permis de toucher différents publics (industriels, artistes, scolaires, etc.) grâce à un ambitieux programme de médiation coordonné par Swissnex.
FJ : En somme, tu tiens à une recherche qui défend une création n’allant pas nécessairement dans le sens des standards de l’industrie. C’est presque dans les marges ! C’est une recherche qui consiste à se préserver du risque d’homogénéisation et de standardisation des pratiques. Tu as même cherché, je crois, à résister à l’envie de réduire le design à une réponse fonctionnaliste, à une recette, à des méthodologies : UX Design, Design Thinking, etc. – qui ont été à la mode.
AM : Ils le sont encore ! Oui, c’est un combat de tous les jours, ce n’est jamais acquis. C’est peut-être là où les fonds de recherche ont une carte à jouer. Ils permettent d’avoir des espaces protégés, des bulles, même si c’est temporaire, et jamais acquis non plus. En Suisse, mon poste de responsable de la recherche à la HEAD – Genève (depuis septembre 2019) consiste à convaincre des bailleurs de fonds d’investir dans ces marges qui, sinon, ne vont pas être explorées dans des contextes plus commerciaux où l’urgence est davantage d’augmenter la rentabilité. Avoir ce temps de recul est précieux et cela peut aussi se faire avec des entreprises qui comprennent l’importance de faire ce pas de côté.
FJ : Le numérique n’est pas seulement un champ d’expérimentation artistique, mais aussi un environnement de travail global. Il y a un rapport au design et aux infrastructures numériques qui est parfois ressenti comme aliénant. Pour la plupart des gens, le numérique est de l’ordre du secteur tertiaire. Ce n’est pas du tout la même approche que celle que tu as pu avoir depuis dix ou vingt ans, avec l’envie de découvrir cela de façon expérimentale et artistique.
AM : C’est très juste. Un des tournants est celui de la pandémie de la Covid-19 en 2019-2020, où d’un coup les gens sont restés bloqués chez eux, ce qui a fait exploser les usages de la visioconférence ou du jeu vidéo. On en paye d’ailleurs les pots cassés aujourd’hui, avec des studios qui ont reçu des investissements massifs de la part de fonds spéculatifs, lesquels provoquent depuis deux ans des licenciements de masse pour rentabiliser leurs opérations.
Comment, dès lors, se positionner dans un monde aussi vu aliénant ? Sans surprise, de par mon rôle, je répondrais par la recherche et la pédagogie. On ne fera pas facilement levier contre les big tech, on n’en a pas les moyens, mais cela ne doit pas décourager le passage à l’action. Jusqu’où et comment peut-on agir ? Cela peut passer par des rencontres inattendues. À la suite de l’exposition à Swissnex San Francisco par exemple, j’ai enregistré un podcast pour Google avec mon collègue Douglas Edric Stanley dans l’émission « People of AI » (janvier 2025). On a pu parler de l’IA à la HEAD, des contre-histoires de l’IA, de l’importance d’une exposition qui explore des marges, etc. C’est intéressant de voir qu’il y avait un intérêt pour ces démarches, même s’il peut bien sûr y avoir des récupérations.
Un autre élément de réponse pour savoir comment se positionner face aux big tech c’est aussi de mieux les connaître. Une des choses qui m’a frappé lors de mon séjour en Californie, c’était le manque de goût au niveau urbain. Il y a certes Apple qui tire son épingle du jeu avec son siège à Cupertino, mais globalement les immeubles comme ceux de Microsoft, et Google dans une moindre mesure, ressemblent à la banlieue de Genève avec des routes en bien moins bon état. Forcément, une telle ambiance visuelle façonne indirectement les logiciels qui sont produits. Il y a vraiment un problème d’esthétique, au sens profond, avec un petit nombre de personnes qui conçoit des programmes à l’audience considérable. Il faut aussi garder en tête que, derrière les discours du mythe de l’innovation et du succès à très grande échelle, il y a des logiques d’investissement finalement assez conservatrices. Des travaux récents de sociologie montrent que les dynamiques du capital risque ne prennent finalement pas beaucoup de risques de par les fortunes en jeu. L’intrication entre le capital, le gouvernement et les entreprises fait que tout tend à être verrouillé.
Enfin, la big tech n’est pas que nord-américaine. Il y a aussi tout ce qui n’est pas la Silicon Valley, notamment la Chine et l’Inde qui reste méconnue depuis l’Europe. On regarde toujours vers les États-Unis parce que ce sont évidemment leurs services qu’on utilise au quotidien. Mais cela ne recoupe pas l’ensemble du globe. À la difficulté de comprendre la Silicon Valley s’ajoute donc la difficulté à comprendre ce qui n’est pas la Silicon Valley. Par exemple, dans le projet sur les sexbots on a prévu, avec Saul Pandelakis, d’aller étudier la réalité industrielle en Chine et d’interroger des collègues sur place.
FJ : De quel design et à quel designer numérique pourrait-on rêver demain ? Quelles routes aurions-nous envie de tracer plutôt que de suivre celles des GAFAM ?
AM : La question est vertigineuse ! À défaut de répondre directement, je vais pointer un champ dont nous n’avons pas encore parlé, celui de la biotechnologie que tu avais abordé dans ton intervention à Montréal en octobre 2024. L’interface entre vivant et calcul, le fait d’utiliser de l’ADN végétal ou des neurones de rat « physiques » pour décupler les capacités de stockage et de calcul… Cela pose beaucoup de questions, y compris en termes esthétiques, alors que nous sommes encore englués dans le brouhaha de l’IA. Quelles formes de telles machines peuvent-elles avoir ? Doivent-elles ressembler à des ordinateurs tels qu’on les connaît aujourd’hui ? Il y a là un champ d’exploration assez fascinant et à ma connaissance très peu traité. Un deuxième champ à considérer est celui des interfaces neuronales, qui est aussi quelque chose dont on ne parle pas assez. Malgré des démarches pionnières comme celle de l’artiste Justine Emard, il y a encore beaucoup à faire.
FJ : Si l’on se place effectivement dans ces projections futures, quel rôle envisager pour les designers numériques, et comment penser leur façon de « sonder » les techniques ? Est-ce qu’il y a des choses auxquelles il faut tenir ?
AM : Je pense qu’il faut tenir à l’esthétique. J’ai une thèse en esthétique, donc forcément, je suis assez biaisé ! C’est important parce que, notamment, si on prend les sciences humaines, les sociologues ou les anthropologues qui travaillent sur les technologies n’ont souvent pas été formé·es à lire et à comprendre les formes. Cela peut paraître anecdotique, mais je ne pense pas que cela ne l’est pas du tout. Être capable de lire une interface, de comprendre de quoi elle est composée et d’être capable de relier le sens et la forme, ce sont des compétences fondamentales dans le champ du design, mais qui ne sont pas tant répandues. On a besoin de personnes qui savent regarder les objets. Par exemple, j’ai travaillé en 2018-2019 sur le « design de l’attention » avec le journaliste Hubert Guillaud. Un des enjeux clé était de regarder, précisément, où se joue cette supposée « captation » dans les interfaces. Il y a eu beaucoup d’articles et de travaux sur « l’économie de l’attention ». Mais, derrière les slogans faciles et les menaces des « dark patterns », concrètement comment cela s’incarne ? Est-ce une animation, une couleur, une proportion, un décalage, un mouvement ? Pourquoi choisir tel style plutôt qu’un autre ? On a besoin de ces approches pour mieux comprendre ce qui se joue. C’est assez complexe de par l’aspect polymorphe des technologies qui fait que, avec le code informatique, on peut passer d’une forme à une autre et une même forme peut connecter des choses radicalement différentes. Il y a donc une duplicité ou une perversion du numérique à cet endroit et des recherches en esthétique peuvent vous aider à y voir plus clair.
FJ : La capacité à changer de forme…
AM : Ou à masquer un fonctionnement par une forme qui n’a rien à voir. Dans le cas du design de l’attention, c’est assez fréquent. On peut prendre pour exemple le jeu Candy Crush (2012) qui utilise des codes du jeu vidéo et de l’esthétique pop des bonbons et sucreries pour forcer le consentement des joueur·euses et les faire payer. On pense être dans une interface de jeu alors qu’autre chose s’opère en arrière-plan. Ce cas nous aide à comprendre comment une même technologie – qui n’est jamais neutre – peut servir des usages très différents : guider un missile ou être intégrée dans un jeu vidéo. Parfois, le code source peut être le même ou une partie du code en tout cas. Comment peut-on rendre cela visible et compréhensible ?
FJ : Cela renvoie à cette question de visualisation et de compréhension qu’on évoquait.
AM : C’est aussi un programme pour les médias traditionnels, qui sont dans une crise assez majeure. C’est aussi une façon de préserver ou en tout cas de montrer quel est vraiment le travail du designer. C’est surtout une forme d’humilité. On en a sans doute trop fait à propos du designer, comme artiste, comme auteur, comme expression d’une subjectivité. Remettre de l’humilité est une façon d’amener le design dans de nouveaux territoires. En Suisse, par exemple, une telle idée est ancrée dans le quotidien, comme dans les gares et trains CFF dont le design n’a pas vieilli. En France nous avions Roger Tallon, malheureusement cela a été enlevé ! De tels exemples ne sont ni des démarches d’auteur·trices où on impose une forme au plus grand nombre, ni des démarches qui placent le·la designer en sauveur·euse de l’humanité. Je ne suis pas à l’aise avec cela, l’idée de surévaluer la capacité du design. On n’en finit plus d’empiler les préfixes : « écodesign », « design responsable », « design éthique », etc. Si on a besoin de mettre un mot avant ou après, c’est qu’il y a un problème dans le mot design qu’il faut soulever.
FJ : Dans nos métiers de pédagogue, on a un impératif à se déterminer par rapport aux métiers qui existent ou ceux à venir. Et il y en a une flopée dans le domaine du design numérique : creative technologist, etc. Aurais-tu quelque chose à dire ou à partager à propos de la transformation des métiers ?
AM : Les personnes qui arriveront à tirer leur épingle du jeu sont celles qui seront sur plusieurs territoires. Des expert·es, au moins en partie, d’un autre champ. Cela peut être la biologie, le droit, les transports, la sexualité, etc. Cela nécessite en quelque sorte une double formation, qui peut difficilement être le fait des écoles d’art et de design tant les possibles sont vastes. Il y a donc besoin de valoriser une capacité d’auto apprentissage d’autres savoirs. Évidemment, un Master ne peut pas former à tout, c’est impossible. On peut tout de même introduire davantage de diversité. Par exemple, au niveau Bachelor à la HEAD nous avons mis en place deux journées par semaine de cours transversaux et optionnels, ouverts à toutes les filières. Les étudiant·es peuvent par exemple choisir de suivre un cours de gender studies, d’histoire du cinéma, de pratique de l’IA, de céramique, de dessin, etc. Toute la difficulté est de trouver le bon équilibre entre optionalité et fondamentaux. Cette ouverture peut aussi se faire en partenariat. Nos étudiant·es peuvent aller suivre des cours à l’université de Genève et obtenir des crédits ECTS. Cela complexifie les maquettes pédagogiques, évidemment, mais cela peut aussi favoriser ces profils un peu hybrides.
FJ : Il y a une question fondamentale qui est la projection du design et des humanités numériques dans un contexte écologique problématique.
AM : Mon collègue Nicolas Nova, qui s’intéresse beaucoup à ces questions, a écrit un article qui parle de « numérique situé » plutôt que de « low-tech ». Il comprend les technologies en relation à des contextes plutôt qu’à tel ou tel facteur d’énergie. Il faut aussi pointer les limites d’oppositions peu pertinentes telles que nature/technologie. Nicolas Nova a montré comment les massifs alpins sont devenus une « techno-sphère », avec par exemple des antennes 4G en forme d’arbres, des canons à neige, des remontées de pistes de ski ou des tunnels pour que les animaux passent d’une route à l’autre. Il est fascinant de regarder toutes ces traces de l’humain que l’on a parfois naturalisées, et qui charrient un imaginaire foisonnant.
Si l’on reprend mon projet de recherche en cours sur les sexualités numériques, avec Saul Pandelakis nous nous positionnons clairement contre l’idée d’une sexualité « naturelle » (originelle) opposée à une sexualité « technologique » et donc suspecte. Les sexualités ont toujours été « appareillées » : un lit est déjà un objet technique ! Il faut donc faire attention aux discours faciles, qui peuvent du reste masquer des politiques conservatrices comme le rejet des personnes trans au nom de « la nature ».
Dans le champ des IA, il est intéressant d’examiner des démarches à basse consommation comme le cas des Small Language Models. Ces derniers ne font pas la même chose que les « grands » modèles, mais sont aussi beaucoup moins énergivores et plus personnalisables. Cette idée de technologies d’IA « sur-mesure » a été explorée dans les affiches de mon essai sur le design et l’IA, qui ont une forme très brute, presque en 3D polygonale. Quand cela a été montré à San Francisco, une employée de Nvidia (qui produit les cartes graphiques à la base de l’IAG) m’a dit : « J’adore ces affiches, je ne sais pas pourquoi. Mais si je faisais cela, mon boss me licencierait, car dans mon entreprise c’est la course au photoréalisme ».
FJ : Une forme de brutalisme face à la course aux pixels, qui déloge les idées reçues ! En conclusion, quels auteurs ou ouvrages pourrais-tu recommander à de jeunes designers d’aujourd’hui ?
AM : Récemment j’ai reçu un petit recueil d’articles qui vient de paraître chez Wild Project, qui regroupe des textes du philosophe Vilém Flusser sur les technologies, la nature et les animaux. Mais de façon plus générale, je conseillerais de diversifier les lectures, d’aller par exemple vers la science-fiction ou le jeu vidéo textuel, les podcasts, etc. Par exemple associer Cyberpunk 2077 avec Jean Baudrillard ou Donna Haraway comme je l’ai fait dans le projet « Play-to-Learn ». Aller chercher ces écarts-là, mais qui ne sont peut tant éloignés qu’il y paraît. Dans un monde où l’information prolifère, d’une qualité variable, tisser des liens entre différents médias devient une compétence clé.
FJ : As-tu des travaux ou des designers qui t’inspirent particulièrement ?
AM : Concernant l’IA, j’ai un faible pour le studio OIO, dont les travaux sortent des sentiers battus. Ils ont récemment réalisé un projet pour le MUDAC (Lausanne) qui prend la forme d’un duo de robots qui agrège des entretiens avec des designers et qui propose des expositions fictives basées sur les collections du musée. Toujours sur l’IA, je suis également avec attention les artistes Justine Emard et Grégory Chatonsky. Côté jeu vidéo, et jeux tout court, FibreTigre mène un travail remarquable sur l’exploration de la narration paramétrique et sur le partage des connaissances au plus grand nombre. Il anime notamment un jeu de rôle diffusé sur Twitch, « Game of Roles », dont des sessions ont été réalisées en partenariat avec le Cnes pour parler des débris spatiaux, ou avec France Culture pour placer les joueur·euses en position de candidat·es fictif·ives à l’élection présidentielle française de 2022. Le jeu a cette capacité de projection incarnée qui fait revisiter les critiques faciles qu’on peut avoir quand on n’est pas en position de décision. Le format choisi n’est pas du tout dans la surenchère technologique, c’est du dialogue et éventuellement quelques images dans un studio. Cela reste très sobre dans la mise en scène, ce qui rend aussi l’expérience reproductible.
FJ : Est-ce que tu as des conseils à adresser à ces jeunes designers ?
AM : Dans un monde de plus en plus effrayant, on est tenus à l’optimisme. Dans la vie on peut toujours trouver des raisons de ne pas faire les choses. En raison de manques de compétences, de coûts, ou que sais-je. Sans nier ces contraintes, je trouve plus important de chercher des raisons de faire des choses. Finalement, ce qui existe est toujours plus fort.
Un entretien avec Anthony Masure
par Florence Jamet-Pinkiewicz
05/12/24