Rémi Avignon
Dans UBIK de Philip K. Dick la réalité est malléable et soumise à des altérations constantes, ce qui fait écho aux enjeux de perception et de cognition au cœur de Mentalista. L’idée d’un monde où la frontière entre virtuel et réel devient floue alimente notre réflexion sur l’intégration des capteurs cognitifs dans des usages du quotidien.
BD : Je suis designer de formation. J’ai 30 ans et aujourd’hui, j’ai fondé une société qui s’appelle Mentalista, qui fait de l’analyse cérébrale. On travaille sur toute une plateforme pour permettre de faire beaucoup de choses qu’il faudrait détailler. Il y a une dizaine d’années, en 2014, j’étais en plein parcours académique. Après mon bac en 2012, j’ai fait un BTS Design numérique à Estienne (qui est devenu le DnmadE depuis). J’ai ensuite pris une année de césure pour attendre l’ouverture du DSAA, durant laquelle j’ai travaillé avec des artistes et exploré des projets passionnants. Après deux ans de DSAADCN, j’ai intégré la section MMI à la Sorbonne, un cursus alliant production appliquée et recherche académique. En parallèle, je travaillais déjà comme designer au studio Makerie, où j’ai commencé en freelance avant d’en prendre la direction. Cette expérience pratique, avec des projets concrets et des clients variés, a été une formation incroyable, bien que cela ait parfois froissé mes professeurs. En 2017, j’ai cofondé Mentalista avec mon associé Romaric, à partir de recherches sur le cortex visuel et un algorithme d’analyse d’images mentales. Nous avons structuré l’entreprise en 2020, levé des fonds en 2021, et développé notre produit depuis.

Entre-temps, j’ai monté et revendu plusieurs projets, six entreprises au total. Mon parcours académique s’est arrêté après la Sorbonne. J’aurais aimé faire un doctorat, mais je ne supportais plus le cadre rigide de l’université. Aujourd’hui, je me consacre pleinement à l’univers des startups et au rôle des designers pour avoir un impact concret. Mon mémoire s’appelait Total Brain, comme par hasard. C’était sur le transhumanisme. Honnêtement, il faudrait que je le retrouve parce que ça fait tellement longtemps que je n’en ai plus aucun souvenir. Mais bon, je l’ai quelque part, quelques clics suffisent. C’est dire que ce n’est pas si ancien. La dernière version portait sur Augmenter le cerveau. Ces dispositifs qui transcendent nos relations humaines. À l’époque, on faisait partie d’un collectif. On était quatre, trois filles et moi, et on travaillait sur la relation humaine sous différents angles. Par exemple, une de mes camarades explorait les relations amoureuses, une autre s’intéressait à la perception – et, franchement, j’ai complètement oublié le sujet de la troisième. Pour ma part, je me concentrais sur l’interface entre l’humain et son environnement, et notamment sur comment la technologie pouvait servir de pont entre notre cerveau, nos sens, et ce qui nous entoure. Ce mémoire explorait ces idées à travers des objets, des interfaces, tout un tas de dispositifs pour activer la sensorialité et interagir avec les machines. On avait même organisé une expo avec plein d’interfaces, tactiles et mentales, pour montrer à quoi pourrait ressembler notre interaction avec le monde de demain. À titre personnel, j’étais déjà fasciné par tout ce qui touche à l’activité cérébrale. En 2013, j’avais participé à une campagne de crowdfunding pour une société qui s’appelait OpenBCI, ce qui m’avait permis d’acquérir une petite board capable de récupérer les données cérébrales. Une vraie révolution à l’époque.
RA : Peux-tu nous parler de ton travail de recherche si tu es en train d’en mener un ?
BD : Chez Mentalista, nous nous concentrons sur l’intégration de capteurs cognitifs dans les objets
du quotidien afin d’analyser et d’exploiter les données cérébrales et physiologiques. Cela inclut le développement de hardware, comme des électrodes avancées, des cartes électroniques spécifiques, et des logiciels capables de traiter ces données. L’idée est de transformer ces technologies en solutions accessibles, scalables, et adaptées aux besoins industriels.Nos projets couvrent de nombreux domaines. Dans le luxe, par exemple, nous avons collaboré avec Sisley pour concevoir un bandeau en silicone équipé de capteurs. Ce dispositif permet d’analyser les émotions des utilisateurs lors d’expériences en boutique.
Dans le sport, nous travaillons sur des outils pour mesurer et optimiser la performance. Dans la défense, nous développons des systèmes capables de détecter la surcharge cognitive, essentiels dans des environnements critiques comme les cockpits d’hélicoptère, où il est crucial de savoir quand un opérateur n’est plus en mesure de prendre des décisions optimales. Nous explorons également des innovations comme le paiement par la pensée, destiné aux personnes en situation de handicap. Cette technologie utilise les données cérébrales pour authentifier un utilisateur et lui permettre de réaliser une transaction en autonomie. Dans le domaine publicitaire, nous analysons les émotions générées par des stimuli visuels pour ajuster les messages en fonction des besoins réels des utilisateurs, évitant ainsi un matraquage publicitaire inefficace. Notre vision repose sur l’intégration des capteurs cognitifs dans des objets variés : écouteurs, casques VR, lunettes connectées, mais aussi des équipements professionnels comme les casques de chantier ou d’aviation. Nous collaborons régulièrement avec des laboratoires sur des sujets complexes, tels que le développement de semi-conducteurs spécifiques, afin de pousser encore plus loin les possibilités technologiques. Chaque année, nous menons une multitude de projets dans des domaines variés, mais tous s’articulent autour d’une même ambition : faire sortir les technologies d’analyse cérébrale des laboratoires et les rendre concrètes, accessibles et utiles dans notre quotidien.
RA : Est-ce que tu pourrais décrire ce que la formation DCN t’a permis de découvrir ?
BD : J’ai commencé mon parcours à Estienneavec un BTS en Design Numérique.
C’était vraiment pile ce que je cherchais, parce que depuis le lycée en arts appliqués, je voulais une approche du design plus globale, un design qu’on appelait là-bas « création numérique ».
Et franchement, ça m’a parlé tout de suite. Après le BTS, j’avais envie d’aller plus loin, donc le DSAA s’est imposé. Le BTS, c’est bien, mais c’est quand même assez limité. En entrant dans le DSAA, j’étais convaincu que la création numérique pouvait être une façon d’aborder ce que j’appelle aujourd’hui un design total. Pour moi, le design, c’est vraiment réfléchir et concevoir tout : les outils, les projets, même la façon de travailler. Pendant ces deux ans, j’ai eu le temps d’expérimenter, de tester des trucs, de confronter mes idées avec des pros, des intervenants, et mes camarades. C’était une période hyper riche, pas toujours facile, mais super formatrice. Ça m’a permis de prendre des risques, d’apprendre plein de choses nouvelles, et de vraiment affiner ma vision du design. Avec le recul, je me rends compte à quel point cette liberté d’expérimenter était précieuse, et je souhaite ce genre d’expérience à tous ceux qui ont envie de vraiment plonger dans le design. Mais il faut être prêt à s’y investir, parce que beaucoup arrivent sans trop savoir ce que c’est. Aujourd’hui, avec dix ans de recul, je peux dire que cette formation a été un vrai tremplin pour moi. Elle m’a donné un espace pour explorer et pousser mes idées, et ça, c’est quelque chose qu’on ne trouve pas partout.
RA : Est-ce que tu recommandes un sujet à creuser … dans le futur ?
BD Le code et la programmation, c’est un point clé. Aujourd’hui, je ne vois pas comment on peut être designer numérique sans savoir coder. Ça reste une barrière énorme si on dépend d’outils tout faits. Prenons un exemple : en création vidéo, il y a toujours cette empreinte technologique, ce style « Premiere Pro » ou « After Effects ». Mais maîtriser le code dans un domaine spécifique te permet de casser ces limites, d’aller au-delà, et de produire quelque chose de vraiment unique, quelque chose qui te ressemble. Alors oui, c’est sûr que ça peut paraître rebutant, ça demande du temps, mais quand tu commences à construire tes propres outils, c’est là que ça devient puissant. Et je ne parle pas juste d’apprendre à coder pour coder, mais de créer les outils qui te correspondent. Comme un sculpteur qui inventerait ses propres instruments, au lieu d’acheter toujours la même spatule que tout le monde. Bien sûr, l’outil ne remplace pas l’idée ni la main, mais il porte ta marque. Et pour moi, cette marque, elle doit être personnelle, unique. C’est ça qui fait la différence.
RA : Quelle est ta vision sur la création numérique ?
Que souhaites-tu développer à l’avenir en termes de pratique ?
BD : Je ne vais pas répondre uniquement sur la création numérique, parce que ma vision dépasse ce cadre. Elle porte sur le design, et plus précisément sur la question de l’invisibilité. Pas celle qu’on associe aux « dark patterns », mais celle liée aux interfaces, à tous ces processus invisibles qu’on utilise sans y penser.
On est dans un monde où la connaissance devient tellement complexe qu’on doit se spécialiser. Mais en se spécialisant, on met de côté d’autres choses essentielles. Et ça pose une question : comment rester connectés, continuer à faire « humanité », alors qu’on diverge dans nos intérêts et compétences ? Le rôle du design, pour moi, c’est justement de recréer ce lien. Un exemple très concret : pourquoi, en 2025, ça me prend encore 15 minutes pour acheter un billet de train ? Je devrais pouvoir dire : « Prends-moi
un train pour Londres demain au meilleur prix », et c’est réglé.

© Duel cerveaux : © Makery, Quentin chevrier
Les interfaces comme celles de la SNCF, ou même de la RATP, sont des exemples de ce qu’on ne devrait plus voir. On complique des choses simples. Acheter un billet devrait être instantané. C’est là que le design intervient : pour créer des interfaces invisibles, ultras intuitives, qui ne font pas perdre de temps. Le design ne devrait pas être juste une question d’esthétique ou de fonctionnalité, mais de rendre les interactions si fluides qu’elles disparaissent presque. On a déjà des outils incroyables, comme les modèles d’IA, qui fluidifient plein de tâches complexes. Moi, je passe beaucoup de temps sur ChatGPT pour coder, organiser des idées, ou même planifier des présentations. Mais même là, ce ne sont pas des outils pensés par des designers pour notre bien. Ils simplifient tellement qu’on risque de perdre ce qui nous rend humains : notre singularité. Au final, je reviens à ce que je disais en DSAA : « No UI is the new UI ». Une interface idéale, c’est une interface qui s’efface complètement. Elon Musk a une phrase que j’aime bien : « Si on peut rajouter 10% d’efficacité après avoir enlevé des fonctionnalités, c’est qu’on n’a pas encore assez simplifié. » Le design, pour moi, c’est ça : retirer tout ce qui est inutile pour qu’on puisse se concentrer sur ce qui compte vraiment. Que ce soit une interface qui te libère du temps ou des choix quotidiens comme s’habiller. Moi, je ne perds plus d’énergie là-dessus : mêmes vêtements, mêmes routines, tout est simplifié. Ça peut sembler triste pour certains, mais je pense que chacun devrait pouvoir choisir où mettre son énergie. Et si on peut simplifier les interactions humaines et technologiques, alors on libère du temps pour des choses qui comptent vraiment : apprendre, réfléchir, créer. C’est cette vision-là que je veux pour le design.
RA : Peux-tu nous parler du projet que tu voulais nous présenter ?
BD : Je pourrais parler de plein de projets, mais ce qui me semble le plus représentatif, c’est la plateforme Mentalista et surtout ce qu’on appelle le World Wide Brain. L’idée, c’est de créer une énorme base de données cérébrales, un peu comme le World Wide Web, mais dédiée au cerveau. Ça permettrait de mieux comprendre comment il fonctionne, comment il réagit, et d’accélérer plein de choses, que ce soit dans la santé, le bien-être ou nos interactions avec la technologie. Chez Mentalista, on enregistre déjà jusqu’à 80 000 sessions de données cérébrales par mois, soit plus d’un million par an. Ça nous permet d’explorer des trucs comme les émotions, la charge cognitive, ou même des maladies comme Alzheimer. Mais ça reste un début. L’idée, c’est de collecter des données massives, mais aussi bien contextualisées, pour qu’on puisse les utiliser pour créer des algorithmes capables de trouver des schémas ou de prédire des trucs complexes beaucoup plus rapidement. On bosse sur trois axes principaux :
- Récolter des données qui restent utiles sur le long terme.
- Créer des capteurs toujours plus efficaces pour mieux capter ces données.
- Travailler avec nos clients pour que tout ça ait du sens et puisse grossir rapidement.
C’est vrai que ça peut paraître flippant, une base mondiale de données cérébrales. On pourrait se dire qu’on va perdre toute vie privée, que tout sera analysé jusque dans nos pensées les plus intimes. Mais ce n’est pas du tout ça l’idée. Le but, c’est de vraiment améliorer la vie des gens : mieux comprendre leur santé, leur bien-être, et rendre les interactions avec le numérique beaucoup plus naturelles. Au fond, ce qui m’intéresse, c’est d’intégrer tellement bien la technologie qu’elle en devient invisible, qu’elle disparaît au profit du réel. Le World Wide Brain, c’est notre façon d’essayer d’aller dans cette direction, en posant les bases pour des avancées qui pourraient changer la donne.
RA : Qu’est-ce que le Digital évoque pour toi ?
BD : Je ne l’utilise pas. « digital » vient de « digit », le doigt, et je préfère largement le terme « numérique ». Ça a plus de sens. « Numérique », ça fait référence directement aux 0 et 1, au langage universel des machines. Il y a d’autres termes qu’on entend souvent, comme « multimédia », qui sont un peu old school, mais qui reste utilisé, et « digital ». Mais « digital », ça ne colle plus avec ma vision. Aujourd’hui, on interagit beaucoup avec des smartphones, des ordinateurs, donc ça reste vrai dans un certain contexte. Mais mon sujet, c’est l’interface entre l’humain et la machine, et les doigts ne sont pas le seul moyen d’interagir. Je dirais même que ma vision va au-delà : je me bats pour un futur où la technologie disparaît au profit du réel. Pas parce qu’elle aurait disparu, mais parce qu’elle se serait tellement intégrée qu’on ne la verrait plus. Par exemple, une casquette avec des électrodes pourrait me connecter directement à Internet, à mon smartphone – s’il existe encore une raison qu’il soit là – ou à n’importe quel appareil numérique. C’est ça, mon idéal : faire disparaître toute cette technologie visible qui nous entoure. Quand je regarde autour de moi, il y a des écrans partout, des interfaces partout. Imagine un monde où tout ça disparaît, où il n’y a plus que l’interaction mentale. Et en plus, ça simplifierait tout. Aujourd’hui, on passe nos journées à travailler, à répondre aux mails, à jongler entre mille tâches, souvent sans assez de temps. Avec ce type d’interface, on pourrait peut-être tout accomplir beaucoup plus rapidement, sans être limité par le matériel, sans avoir besoin d’être physiquement là. Donc oui, pour moi, le « digital » pourrait disparaître. Pas en tant que concept, mais comme une étape qu’on dépasse. Un jour, le numérique tel qu’on le connaît n’aura plus besoin d’exister de manière visible. Ce sera intégré, discret, fluide.

Un entretien avec Bastien Didier
par Rémi Avignon
11/02/25