Marie Nimier & Patrick Pleutin

Légendes afghanes, Le dragon, la jeune fille et le chameauune adaptation pour la scène de Marie Nimier
à partir du recueil Contes et légendes afghanes de Ria Hackin et Ahmad Ali Kohzad. DSAA DCN 2024-25.
© photos : Patrick Pleutin
COMPOSER
J’aime composer. Travailler sur les rapports de masses.
Le flou. Les échos de couleurs. La géométrie.
De même dans mes romans, avant de commencer à rédiger, je trace des figures géométriques, des perspectives, une succession de schémas en guise de viatiques. Ils me donnent une idée de la « marche à suivre » pendant les mois de travail à venir. Je m’y reporte quand je suis lost in writing.
Perdue dans l’écriture. Emportée par une anecdote imprévue, par exemple. Je me laisse emporter, il n’est pas question de figer l’histoire, mais en me tenant à la structure comme à une corde de rappel.
DONNER À VOIR
Et pourtant, me dit Patrick en fronçant les sourcils, dans tes romans, on a l’impression « d’y être ». Comment pourrais-tu donner à voir, si tu étais aussi hermétique que tu le prétends ?
Il sourit. Dans sa voix, l’ombre du doute.
Peut-être que donner à voir, c’est donner à imaginer. Laisser des vides, des creux, de la place. Je compte sur les lecteurs pour se faire leur cinéma. Je leur fais toute confiance. Ils liront le livre dont ils auront besoin, et pas forcément celui que j’ai écrit. Ils habilleront les personnages, comme dans ces jeux d’enfants où l’on habille des corps de papier avec des vêtements que l’on découpe, et que l’on fixe à l’aide de languettes.
Les languettes, voilà des accessoires intéressants.
Autant de petits points d’attache qui permettent de lier réel et imaginaire sans le contraindre.
Liste des points d’attache bien utiles au quotidien de l’écrivain : les agrafes, les trombones, les points-virgules et le tiret d’incise.
Répertoire
Abandon
(au commencement est l’abandon, ensuite seulement, quand on a glissé la main dans l’enveloppe, quand on a senti la texture moelleuse du lange, quand on a lu la légende marquée au dos de la photo, on commence à comprendre à ce que ça signifie cette association des phrases et des images. Chaque mot est aimé, même s’il disparaît. Savoir abandonner une part du texte pour laisser la peinture gagner, et vice-versa : c’est à cette condition que le travail peut commencer.)
Absurde
(s’il advient, c’est le fruit du hasard. Aucune volonté d’ajouter de l’incongru à ce qui est déjà une belle partie de coq à l’âne.)
Accalmie
(quand la voix se tait. Que la couleur gagne — ou le contraire.CF abandon.)
Accélérateur
(la question qui nous accompagne est celle d’un des confidents anonyme : Tes virages, tu les prends au frein ou à l’accélérateur ? Elle préside à chacune de nos décisions. Débouler ou retenir. Prendre possession de l’espace ou se retirer dans un coin, pour mieux amorcer le changement de décor sans s’y planter.)
Agréable
(il ne s’agit pas d’être agréable, mais disons que… non, jamais nous n’avons cherché la bagarre, la laideur, les grincements, et si dissonance il y a parfois entre l’image et le texte, ce n’est que pour mieux vous manger, mon enfant.)
Alèse
(sous les draps, pour ne pas tacher le matelas, on met une alèse. Ou Alaise. Certaines sont doublées de plastique ou de caoutchouc, ce qui les rend grandement inconfortables. Que de nuits blanches à cause des alaises si mal nommées, à l’hôpital, à l’hôtel, à la maison.)
Allitérations
(quand les sons mènent la danse. Retour aux comptines de l’enfance.)
Alternance
(garder l’idée qu’il faudrait, plus souvent que nous le faisons, alterner les langages. Seulement raconter, ou seulement peindre. Mais l’ogre est là qui nous pousse à remplir les creux. Nous avons peur du vide, peur de l’ennui. Nous avons encore pas mal de chemin à faire. Si l’alternance peut apparaître comme la modération des imbéciles, elle est aussi une façon de dire : tu parles, je t’écoute. Et d’entendre cela comme un duo, le silence de l’un et la voix de l’autre.)
Amanite
(dans la forêt des Confidences, les champignons sont rois.
De jolies petites têtes couronnées qui, écrasées, font de la poussière. De petites têtes vénéneuses.)
Ambidextre
(peinture à une voix ou lecture à deux mains ?)
Amputée, emputée
(homophonies imaginaires, glissements, révélation des chemins par les mots eux-mêmes — ainsi cette jeune fille prostituée raconte l’histoire de la séparation de ses parents, son père considérant sa mère comme une partie de son corps, un bras ou une jambe amputée.)
Anamorphose
(déformer pour mieux reformer, ou de l’importance de la fiction dans l’écriture des Confidences.)
Ange
(voir plus loin.)
Animal, animaux, animalité
(du plus petit au plus gros, de la punaise de lit au morse sur la banquise en passant par le chien abandonnant une belle crotte bien moulée sur le trottoir, les poissons, les escargots, les scolopendres,
ils sont partout.)
Anatomie
(regarder ce qui est, partir simplement de l’étude des différentes parties de l’histoire. Construction organique du travail, sans analyse préalable de la fonction. Il est toujours temps, ensuite, de tirer les fils.)
Andouillette
(l’humiliation est au centre de plusieurs confidences. Celle d’un mot, entendu dans l’enfance, et qui reste. « Tu en fais une drôle de tête », sauf que ben non, andouille, c’est ma tête.)
Anticiper
(faire apparaître le dessin avant le texte, c’est mettre le spectateur dans la confidence. Le sentiment de reconnaissance provoque la joie. Le mot décolle l’image, soudain le sens se confirme, ou se transforme,
et c’est joyeux.)
Anxiété
(avec toujours ce petit pincement au cœur au moment de nous retrouver.)
Aplatir
(peur d’aplatir en montrant, tant certaines images sont plus fortes les yeux fermés.)
Apostropher
(Patrick me lance un défi parfois, ses gestes m’apostrophent. Nos regards se croisent, un instant.)
Appartement
(le lieu unique, un appartement prêté par la Mairie, est la toile vierge que viendront envahir les tiges exubérantes du philodendron.)
Aquarium
(une boîte transparente remplie d’eau qui fait loupe. Les sentiments se font précieux. La nuit est calme dans l’observation. Il n’y a jamais de viol chez les poissons.)
Arme
(Il a entendu son amie en revenant des toilettes.
Elle a dit à ses parents : il vient d’un milieu modeste. Le silence, seule arme en sa possession.)
Armoire
(enfermer tout ça qui vous encombre dans une boîte, un tiroir, une armoire, ou mieux encore, un bahut.)
Articuler
(enfant, j’ai souffert de rhumatismes articulaires.
J’ai gardé de cette longue période de souffrance et de claustration une fascination pour tout ce qui s’articule :
les membres avec les membres, les gens avec les gens, les arts avec les arts.
J’ai travaillé avec des danseurs, souvent. J’ai travaillé ma diction. Et mis les malentendus au centre de mon travail, bien entendu, comme tout ce qui peine, ce qui creuse, ce qui échappe à l’enfant que l’on a été.)
Aspirateur
(le ménage ici se fait plutôt à la balayette et au plumeau.)
Artisan
(remettre sans cesse l’ouvrage sur le métier. Chaque lecture à voix haute est une promenade, une incursion dans le paysage, une marche à l’œuvre, sans prétention, à la recherche
de l’objet perdu, l’objet caché, celui qui se révélera dans le bleu
du travail.)
Assise
(les yeux bandés, les mains inutiles d’un côté, et de l’autre, côté peinture, les yeux doublement ouverts et
les ongles noircis.)
Associations
(du corps prostitué d’une jeune fille à la greffe de prothèse peinte par Fra Angelico)
(D’une petite maison avec jardin aux timbres collés bien droits sur une enveloppe, comme des petits soldats, en passant par les barres d’un grand ensemble.)
(De la figuration à l’abstraction).
Assonances
(de Solveig, la trapéziste des Anges du désir, au lange trouvé dans une enveloppe envoyée de la poste centrale de Hô Chi Minh-Ville).
avec les gens, les arts avec les arts. J’ai travaillé avec des danseurs, souvent.
J’ai travaillé ma diction.
Et mis les malentendus au centre de mon travail, bien entendu, comme tout ce qui peine, ce qui creuse, ce qui échappe à l’enfant que l’on a été.)
Asymptote
(le texte se rapprochant du dessin, sans jamais l’atteindre. Les corps se rapprochant des corps, sans jamais se serrer. La distance comme outil de la complicité.)
Aveugle, aveuglement
(celui de l’auteure, avec son bandeau opaque sur les yeux. Et celui de celle qui, venant acheter des fruits chez le primeur, s’est vue — enfin vue, façon de parler — fourguer des poires blettes.)
A-Z
(ne pas aller directement de A à Z, plutôt creuser, voir ce qu’il y a derrière, dévoiler, les dessins peu à peu constituant un sous-texte, leur enchaînement révélant des obsessions, des liens invisibles jusque-là entre les différentes confidences. Entre le A et le Z, quelques images clés, apparentes ou inhérentes — le pommier, le bandeau, la vache, le nourrisson, la machine à laver…)
LES MÉTAMORPHOSES
Après le travail de notes, de croquis, de documentation et d’aiguisage de nos inconscients et imaginaires respectifs, une partition s’est imposée. Patrick définit avec les étudiants cette partition comme le scénario d’un film d’animation sans pellicule. J’ajouterai qu’il s’agit d’un film à usage unique, projeté une seule fois, qui sera différent d’une présentation à l’autre (faudrait-il parler plutôt de théâtre ?), avec les surprises liées au présent de la matière. Dès les premières répétitions avec la table lumineuse, la peinture (la gouache en l’occurrence) et les instruments pour l’appliquer nous ont entraînés dans une autre dimension.
De nouvelles images surgissaient et surtout de nouvelles façons de lier les tableaux, en effaçant, aspergeant, recouvrant, isolant… Toutes sortes de techniques que Patrick avait déjà expérimentées lors de précédents spectacles, mais qui trouvaient là, face aux mots, un ressort nouveau.
PING-PONG
Parfois, nous avons éprouvé le besoin de revenir à une relation plus directe entre ce qui était conté et ce qui était projeté sur l’écran. C’est que nous avons fait avec les confidences les plus courtes, celles reçues sur le Net. Alors je lisais les quelques lignes, faisais résonner le timbre d’une sonnette, et Patrick en quelques secondes composait une vignette symbolisant ce qu’il avait entendu. Jeu en ping-pong, joutes, en appui ou en contrepoint, ces moments de complicité nous ramenaient au présent de la performance. À trop s’éloigner, on risquait de se perdre. Ce moment de la performance sonnait comme un entracte, une mi-temps dynamique avant de replonger en eaux troubles.
L’ODEUR DU SANG NE ME QUITTE PAS DES YEUX
Francis Bacon, en paraphrasant Eschyle, écrivait que l’odeur du sang ne le quittait pas des yeux. C’est la même impression synesthésique que je ressens en travaillant avec Patrick Pleutin. Non parce que sa gouache sent le poisson (elle sent effectivement le poisson), mais parce qu’elle m’évoque un univers que je peux regarder soudain, sans gêne. Un univers en mouvement. Un geste, et le bouquet de violettes se transforme en majorette, et la majorette en champignon. La tache en moustache. Le compas devient bermuda, d’où sort une paire de jambes maigrelettes et poilues. La partition n’est plus une succession de notes figées, c’est un parcours jalonné de métamorphoses.
EFFACEMENT
J’aimerais revenir à ce moment où l’effacement a pris sa place dans la chorégraphie, pour passer d’une image à une autre, pour la transformer ou la faire disparaître. C’est quelque chose que je ne pouvais pas imaginer pendant les improvisations sur table. Un exemple me semble particulièrement significatif : alors que Patrick a installé sur sa table lumineuse le dortoir d’un orphelinat, avec des petits lits à barreau, et un bébé dans l’un des lits, il place une barre de bois au centre de l’image, et tourne, tourne, la raclette emportant avec elle la peinture dans un grand tourbillon. Juste avant, le texte lu évoquait un message trouvé dans un lange, destiné aux parents adoptifs d’un des pensionnaires de l’orphelinat. « Ne pas laver les vêtements dans la machine s’il vous plaît, cela peut donner le tournis au bébé. »
L’émotion née de ce geste, de ce mouvement, dépasse tout ce que j’ai pu écrire sur cette histoire d’adoption. Il dit ce qui relie profondément nos deux histoires, et celle d’un inconnu.
ET VOUS APPELEZ ÇA COMMENT ?
Une lecture peinte, une lecture en peinture, une lecture dessinée, L’intitulé que je préfère : une lecture augmentée, ou croisée, mais l’on pourrait dire aussi : une peinture augmentée, et si ce dernier intitulé est rarement utilisé, c’est que les performances ont eu lieu jusqu’à présent non dans des musées ou des galeries, mais dans des théâtres ou des bibliothèques, lors de festivals ou de rencontres littéraires. On pourrait se demander ce que donnerait ce genre de performance dans un autre cadre. Est-ce que le rapport entre le peintre et l’écrivaine serait différent ? Est-ce qu’on pourrait imaginer partir d’images pour élaborer des confidences ? Laisser parler l’image, d’abord ? Est-ce qu’il faudrait redouter, alors, de tomber dans des textes trop illustratifs, collés aux images, parce que nés des images ?
DES CORPS À L’ŒUVRE
Et du cœur à l’ouvrage. J’ai parlé plus haut des jambes de l’écrivaine, cachées sous la table de travail. Il faudrait parler des bras du peintre, peints en noir comme ceux d’un marionnettiste. De ses mains puissantes. De ses outils. De son visage qui ressemble à celui du petit ramoneur du conte, quand il vient saluer.
De ses pieds nus
De notre irrésistible envie de recommencer, à peine la dernière nouvelle lue et dessinée. Comme dans un tour de chant, on s’offre un rappel. Sur l’écran, deux personnages nus se font face, et dans le creux entre leurs deux corps désirant naît une troisième figure. Comme le soulignaient Confucius, Aristote et bien d’autres après eux, le tout est supérieur à… la partie.
1 + 1 = 3
L’équation ne s’arrête pas là. Elle se prolonge dans la spirale de la coquille d’un escargot.
Désir que jamais ça ne termine, ce mariage des formes et des mots.
On n’est pas fatigués
Langes et bandeau sèchent sur la corde à linge, devant la haie de peupliers. Ils claquent au vent, et c’est comme si tous les visages des confidents reprenaient leur liberté.
Et soudain, ce n’est plus si difficile de voir.
De regarder.
Partitions croisées
Laboratoire scénique 2025
Marie Nimier et Patrick Pleutin